Grand Angle



Le parapluie élyséen

par Guy Benhamou ¤



TUER l'espoir n'est jamais une mince affaire. En Corse, il aura fallu près de 20 ans pour y parvenir. Mais ce sera bientôt chose faite. L'espoir de vivre dans une île pacifiée, d'y parler sa langue sans haine, d'y aimer la vie est en voie d'extinction. Comble d'amertume, ce désespoir a prospéré sur le terreau des grandes illusions nationalistes de la fin des années 70 et de l'espérance socialiste de 1981. Mais le constat est sans appel. Les manipulations successives des gouvernements, jouant de la fascination du pouvoir au sein de la mouvance nationaliste et de l'appât de l'argent, ont fermé les portes qui s'entr'ouvraient sur l'avenir. Il ne reste aujourd'hui de la parole de la Corse, confisquée par quelques groupes cagoulés et ultraviolents, que les appels au meurtre, les menaces, les insultes, le mensonge, la peur.

Ce paysage de désolation s'est largement étendu dans la société corse ces dernières années grâce au double langage politique permanent de l'Etat et de ses émissaires, comme de la plupart des élus insulaires. D'un côté, on donnait aux Corses l'illusion d'un micropouvoir régional régi par une assemblée territoriale autonome, confiée en fait aux clans traditionnels toujours dévoués au pouvoir parisien, source de la manne. De l'autre, on laissait croire aux militants nationalistes qu'ils étaient en secret les vrais interlocuteurs du pouvoir et les futurs patrons de l'île. Différentes factions terroristes se sont ainsi retrouvées tour à tour sous les lambris et les ors de la République, foulant les tapis précieux des palais nationaux après avoir arpenté les maquis.

L'Etat s'est trompé d'époque, s'il a cru recevoir les hommes de conviction, leaders d'une jeunesse idéaliste défendant son désir de vivre au pays et de protéger ses paysages magnifiques. Ceuxlà ont été lessivés depuis longtemps par des années de répression giscardienne, poussés hors du champ politique par le pouvoir et par leurs propres troupes soigneusement manipulées. Quelques jeunes nationalistes aussi ambitieux que dénués d'intelligence et de scrupules, ont été pris en main par les hommes de l'ombre. Ils ont renoués avec les chefs de clan en croyant faire de la politique et se sont frottés aux grands voyou du milieu corse en croyant faire de la stratégie militaire. Mais la mythique lutte armée des grands frères libérateurs s'est réduite, entre leurs mains, au racket, au braquage et à l'assassinat de quelques immigrés, histoire de se faire la main. Avant de passer à l'élimination de leurs propres militants, comme Robert Sozzi et Franck Muzi, jugés sans doute pas assez dans la ligne, et de ceux des factions adverses. Ils ont surtout réussi, sous l'égide de leurs conseillers occultes, à réduire à néant le résultat de longues années d'effort et de militantisme sincère, symbolisé par la percée électorale des régionales de 1992. Rassemblant, toutes tendances confondues, le quart des voix, le nationalisme corse se trouvait alors, pour la première fois de son existence, en position de devenir à terme l'une des principales composantes politiques de l'île. La conquête de la majorité et la prise en main du pouvoir régional semblaient à portée de main. Elles auraient permis aux nationalistes de faire la preuve de leurs capacités, occasion unique de mettre en oeuvre leurs propres projets et leurs propres résolutions. Fausse alerte, en vérité. Car la principale faction nationaliste, A Cuncolta, n'avait pas l'intention de tuer la poule aux oeufs d'or, le bon argent des subventions, aides et autres prébendes venues de Paris, en poussant plus loin les feux des revendications indépendantistes. Elle a donc tout naturellement trouvé le soutien des clans et de l'Etat, mais aussi du milieu, trois entités connues pour leur conservatisme, dans son combat pour l'immobilisme. Sans réaliser que cette alliance de circonstances était le plus instable et le plus explosif des cocktails. Les appétits sans limites de la Cuncolta, allié à son incapacité à contrôler ses commandos et à maîtriser la guerilla interne opposant les principaux leaders et leurs soldats, ont fini par effrayer tout ce beau monde.

Paris a décidé de fermer le parapluie judiciaire et policier ouvert audessus de la tête des cagoulés, sous les applaudissements des vieux chefs de clan. Quant au milieu, loin de pleurer sur la neutralisation de ces turbulents imbéciles, il s'offre l'occasion de reconquérir les espaces ainsi libérés pour étendre un peu plus son empire. Fort de ses moyens financiers lui permettant dès aujourd'hui de racheter les entreprises en difficulté ou d'investir massivement dans tous les secteurs, il devrait être le seul à tirer profit de la future zone franche, accordée sous prétexte de satisfaire les revendications nationalistes. Il est des défaites moins amères.


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¤ Journaliste à Libération.


Contacts© Le Chroniqueur, n°2, Novembre 1996, Paris.