Alina Reyes

Grand Angle



Du machisme

par Alina Reyes ¤

de la bouffe


Du sexe à la bouffe, il n'y a parfois qu'un pas.
Mais pourquoi seuls les hommes le franchiraient-ils noblement ?


Pascale Hémery
Pascale Hémery


QUAND vous êtes classée X, comme moi, on ne vous demande guère de livrer vos impressions sur des sujets qui touchent aux arts, à la politique, ou tout autre domaine noble et grave censé inspirer de grandes réflexions. En revanche, on vous poursuit volontiers de questions sur le sexe et, accessoirement, sur le corps et la bouffe. Domaines triviaux et d'ailleurs tellement féminins ­ de toute éternité n'attend-on pas des femmes qu'elles prennent soin du corps des enfants, des vieillards et de toutes les personnes au foyer, et qu'elles se débrouillent pour nourrir tout ce petit monde ?

Le sexe et la bouffe ne deviennent nobles que lorsqu'ils sont traités par les hommes ­ philosophes ou intellectuels libertins et grands chefs. Au féminin, ils restent des corvées domestiques, transformées de bonne grâce en plaisirs simples par celles qui les ont en charge. Qu'elles en demandent un peu plus, et elles sont aussitôt suspectées de vouloir trahir leur office, déstabiliser l'ordre social, intellectuel et moral établi.

Pascale Hémery
Pascale Hémery

En France, on se targue volontiers d'être le pays où l'érotisme s'exprime librement. Cessons de pavaner. Le puritanisme, chez nous aussi, est bel et bien à l'oeuvre. Mesdames, mesdemoiselles, écrivez des ouvrages de dames érotiques, le public adore ça. Mais restez-en là. Personne ne vous reconnaîtra d'autres qualités que ces fonctions de divertissement et de soulagement dévolues à vos consoeurs travaillant sur le trottoir, ou devant les caméras de l'industrie cinématographique spécialisée. Tout comme vos exercices de casseroles dans la cuisine familiale, vos maniements de l'Éros ne comptent pas davantage qu'une bonne mais basse besogne d'alcôve. En France comme ailleurs, nous sommes pareils à ces gens qui disent : « Je ne suis pas raciste, mais je n'aimerais pas que ma fille épouse un Noir.» Chacun à sa place, et tout ira bien. Que l'érotisme s'exprime, donc, mais dans les limites de son ghetto : sexe, corps, bouffe ­ et mort, évidemment.

Joli cocktail, non ? Après tout, qui pourrait rêver ghetto plus doré pour y puiser des questions fondamentales ? Sexe, corps, bouffe, sont porteurs des enjeux les plus physiques, métaphysiques, philosophiques, éthiques, esthétiques et politiques qui soient. Et, bien sûr, la bouffe ­ puisque c'est le sujet d'aujourd'hui ­, comme l'érotisme, et toutes les pratiques attachées au corps, se trouve en première ligne des domaines régentés par le politiquement correct.

De toutes parts on nous harcèle pour nous exhorter à manger correct, c'est-à-dire français, équilibré, et... bon, c'est-à-dire dans un incertain mélange de tradition et de diététique. L'essentiel de tout ça étant que le repas reste une opération conviviale propre à rassembler, resserrer les liens familiaux et sociaux, que les consommateurs sur le marché préfèrent les produits nationaux aux autres, que le culte des saveurs régionales entretienne le culte des valeurs traditionnelles.

Vous mangez vite, en douce, sur le pouce, gloutonnement ? Vous grignotez toute la journée ? Sautez un repas ? Mangez pour vivre ? Vivez pour manger ? Mangez devant la télé ? Fumez en mangeant ? Mangez des Mac Do, des fast-foods (hormis notre bon vieux jambon-beurre, ou, plus chic, la tartine Poilâne, tous deux tolérés) ? De la viande sous cellophane ? Des produits frais de l'hypermarché ? Des conserves industrielles ? Des plats surgelés ? Des sucres rapides ? Des graisses poly-insaturées ? Des graisses cachées ? Vous ne savez pas cuisiner ? Vous buvez du Coca avec du cassoulet ? Vous vous goinfrez de bonbecs à la gélatine de vache folle ? Vous pétez, vous rotez en mangeant ? Vous appréciez les mélanges de saveurs internationales, le métissage des épices orientales et des recettes occidentales ? Mais c'est n'importe quoi ! Quel mauvais citoyen vous faites ! Quel colporteur de mauvais goût, quel piétineur de valeurs, sans foi ni loi ! Comment voulez-vous qu'on compte sur vous ?

On vous le répète pourtant assez, ce qu'il faut manger : trois repas par jour ; des légumes frais du marché ; de la viande française de chez son petit boucher ; des sucres lents ; des plats simples, mais tellement originaux ou délicats et qu'on vous aura appris à cuisiner pour recevoir vos amis...

Allez, allez, obéissez ! Quoi, on se rebelle en silence ? Qu'est-ce que je vois ? Des obèses, des anorexiques ? Qu'est-ce qu'il y a, vous voulez crever ? Notre monde ne vous plaît donc pas ? Avec tous les plaisirs qu'on vous propose ? Tenez, maintenant, on va vous expliquer comment baiser. Vous verrez, à condition de respecter certaines règles, qu'il vous suffira d'apprendre par coeur, c'est très simple, et tout simplement divin.


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¤ Ecrivain
Dernier ouvrage paru :
le Chien qui voulait me manger, Gallimard


Contacts© Le Chroniqueur, n°3, Janvier 1997, Paris.