Cyril Mariaux |
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« GENTILS
enfants d'Aubervilliers, gentils enfants des prolétaires... » C'est
une citation de Jacques Prévert au dos d'un bouquin de Pascal Françaix.
Il faut prendre le vélo et partir de Belleville, suivre le métro aérien
entre Stalingrad et le Louxor, éventuellement couper avant, à
travers la Goutte d'Or, monter jusqu'à Chateau-Rouge pour redescendre sur
Simplon et Clignancourt. Longer les puces éteintes et les anciens locaux
du journal L'Equipe et apercevoir l'éclairage du stade Bauer. Entrer dans
le café l'Olympic, juste en face du stade en évitant de lancer aux
supporters maquillés et perruqués aux couleurs de leur club : «
Salut les filles, ça va ? Pas trop seules ce soir ? » Red Star
Troyes. Malgré ses terribles oreilles et son pyjama fluo, je ne crois
pas que le docteur Spock ait pu aller aussi loin, aussi vite, à des années
lumières du foot de Canal +, dans cette trace de vie latérale,
dernière station avant la banlieue quadrillée.
Gamin, le Red Star avait déjà un goût de nostalgie comme
lorsqu'on se retourne sur la plage arrière dans les longues routes de
nuit, à essayer de retenir le plus longtemps possible les lignes claires
de la petite station-service qu'on vient de quitter. Toujours, le club luttait
pour sa survie. Vedettes décotées, anciens espoirs ayant fait le désespoir
de leurs précédents clubs, inconnus sud-américains à
la triple nationalité, joueurs obscurs se révélant à
la lumière d'un match de la dernière chance...
Il y avait Gondet et Simon, les anciens Nantais, Orlanducci le rugueux défenseur
Corse (bien avant Pasqua et Tibéri), Roger Magnusson s'essayant au poste
d'arrière latéral, Vergnes et Pintenat, Farias dans un maillot
blanc à col vert, frappé de l'étoile rouge de la Caltex,
Christian Laudu, le gardien de buts, habillé tout en noir comme Gene
Vincent. Le Red Star avait un peu le goût d'un ultime concert de Suicide à
la Locomotive, au milieu de gamins techno parfaitement indifférents, ou
celui d'une photo de Vince Taylor lorsqu'il recousait son pantalon de cuir entre
deux sets. Il y eut aussi Garrincha, de passage quelques mois, comme un Chuck
Berry noyé dans les années soixante-dix.
Dans « Nous gagnerons ce soir » de Robert Wise, Robert Ryan était
un boxeur bourrin prêt à s'allonger pour un peu d'argent jusqu'au
moment où, dans un ultime sursaut d'orgueil, il allongeait le jeune protégé
de la mafia locale. On en attend pas moins du Red Star ; aucune raison pour que
ça se passe devant nous, mais le secret espoir que ça arrivera
rien que pour nous.
C'est un petit rectangle vert aux tracés blancs, une oasis derrière
les fortifs, avec des gradins recouverts de tôle ondulée. Mille
personnes à tout casser, derniers matchs avant d'être relogés
au stade de La Courneuve en février. Des casquettes grises, des vies au
poumon d'acier, dans la fumée des cheminées ; cités ouvrières
d'Angleterre, chômeurs et travailleurs retraités, merguez frites
transformées en calendriers, eux-mêmes recyclés en timbres
BCG qui alimenteront un jour, en secret, c'est sûr, les caisses noires du
P.C. On tient la buvette en famille et les gamins se pressent pour entrer à
l'¦il dans les premières minutes de la seconde mi-temps.
Un soir, Henri Garat ou Jean Gabin sortiront d'une D.S. pour prendre
quelques liasses à la caisse du pesage : « T'inquiètes pas,
tu le reverras ton fric, j'ai un tuyau à Enghien... »
Il y a un type juste devant moi dans les gradins, une sorte de Robert Hue
des Flandres. Il est seul, il ne bronche pas. Il me fait penser à
Taillardat, un copain de lycée, lorsque, privés de match, nous
nous échangions des schémas tactiques tous plus délirants
les uns que les autres. Chacun avait son club, inventé de toutes pièces,
avec ses joueurs transférés, ses blessés... parties d'échecs
en forme de quadrature de cercle.
Robert Hue des Flandres peut bien se lever d'un moment à l'autre,
sortir un mégaphone dérobé dans les locaux de sa section
syndicale et commencé à nous faire des révélations
capitales sur l'affaire Dutroux : « Et le capitaine Haddock dans les Bijoux
de la Castafiore, ça vous rappelle rien ? La page où il parle aux
petits gitans comme un vieux dégueulasse ! Alors ?! Non mais quand même
?! » , personne ne dira rien, quelques rires tout au plus, simplement parce
qu'il est d'ici et qu'on le connait.
Ça braille, juste histoire de se rappeler qu'on est au foot et qu'il
faut bien que l'arbitre finisse par visiter les chiottes locales. Le Red Star
joue gris et terne. Un coup de pied anodin comme un défi de gosse : «
Tiens, là, moi aussi je peux taper dans le ballon, si je veux... »
Un tir mollasson qui rebondit et le goal qui sort, se plante sur ses appuis et
la balle qui roule lentement dans les filets. Un but gentiment con.
Alors, les supporters troyens hurlent : « Nicolas ! Nicolas ! »
mais on ne sait plus si c'est pour tenter de réconforter le gardien
malheureux ou pour réclamer à boire. Ils renvoient encore une
fois l'arbitre aux chiottes, histoire de vérifier s'il se souvient bien où
ça se trouve, et puis c'est fini.
Dans la chaleur du comptoir, il y a les photos des équipes-fanion aux
couleurs passées et toujours l'étoile rouge sur le maillot vert et
blanc. Epoques successives, cinq années de coupe aux lèvres, je
m'en souviens, je n'y étais pas : 1921, 1922, 1923, 1928, 1942... De quel
bois étaient ces joueurs-là... Chaussures carrées, crampons
d'alpinistes à la Gaston Rebuffat et gros ballons de cuir marrons... du
boyeau de chat de gouttière, sans doute.
Les Troyens vont bientôt rentrer, le car les attend. « Jean-Marie
! Jean-Marie ! Jean-Marie avec nous ! » Regards hésitants, une
fraction de seconde, mais c'est rien, juste le rappel d'un des leurs, seul dans
son coin, lessivé par la défaite... « Gentils enfants
d'Aubervilliers, gentils enfants des prolétaires... »