Gabriel Xavier Culioli

Grand Angle



Pitié pour la Corse

par Gabriel Xavier Culioli ¤





Gaspard
Gaspard


PEU de temps après l'attentat commis par le FLNC Canal historique à Bordeaux, un professeur, rencontré dans un ascenseur sur mon lieu de travail, à Jussieu, m'a lancé ex abrupto : « Si j'étais le gouvernement, je mettrais tous les Corses dans un bateau et je les renverrais chez eux. » Cet homme, bien instruit, de gauche s'il vous plaît, exprimait tout haut ce que malheureusement beaucoup de nos compatriotes pensent tout bas. Jamais, humanisme oblige, il n'aurait osé appliquer une telle sentence aux Africains, aux Arabes ou aux Juifs. Car alors, il aurait pu être taxé de raciste. Mais contre les Corses, il n'a pas hésité une seconde.

Je travaille dans une université, un lieu de savoir. Pourtant, tous les jours sans exception, il m'est reproché à plusieurs reprises les plasticages, les cagoulés et la paresse de mes compatriotes. Remarquez : hier déjà on ne me parlait de mon île que pour vanter la beauté de ses côtes, vierges des laideurs commises par les promoteurs en Italie ou sur la côte d'Azur pour aussitôt regretter l'âpreté des Corses sans penser que peut-être l'une et l'autre seraient liées.

Remettons les pendules à l'heure. Quel est ce pays où chaque semaine, des hommes politiques sont mis en examen par une poignée de juges courageux, où le président de la République, le Premier ministre, leurs familles, le maire de la capitale, vivent dans des habitations à loyer modéré largement payées sur les deniers publics ; où les hommes politiques invoquent sans cesse une morale qu'ils violent au nom de l'intérêt général ; où des mafieux notoires s'acoquinent au vu et au su des autorités avec des élus de la nation et en tuent certains autres ; où, sur ordre, des magistrats étouffent des affaires dans lesquelles sont impliquées certaines sommités du pays ; où enfin des entreprises ont été soumises à un racket systématique et toléré de la part des partis politiques dominants, une sorte d'impôt révolutionnaire en somme ?

Mais la France bien sûr. Droite dans ses bottes, rigide dans son centralisme éculé, cette nation qui, il ne faudrait pas l'oublier, est aussi la mienne, hurle ses cocoricos d'un autre âge les deux pieds bien plantés dans son tas de fumier. Droite, gaucheŠ tous nos hiérarques en ont croqué. La bouche en c¦ur, ils jurent qu'on ne les y reprendra plus. Manière ambiguë de préparer l'avenir. Alors, par pitié, ne prenez pas la Corse comme exutoire de tous vos péchés en la transformant en un pitoyable enjeu de vos querelles stériles et partisanes. On désigne du doigt quelques centaines de vaches fantômes en Corse quand des céréaliers, bien continentaux ceux-là, ont détourné des dizaines de milliers de tonnes de blé en partie destinés à l'aide alimentaire. On n'y touche pas car ça serait déstabiliser une paysannerie déjà bien touchée par la crise. Deux poids, deux mesuresŠ

Mais après tout, me direz-vous, la canaillerie des uns n'excuse pas celles des autres. Certes oui. Mais à la condition que celles et ceux qui sont censés incarner la morale commencent par s'appliquer à eux-mêmes ces vertueux principes. Députés, hauts fonctionnaires, magistrats et policiers ont moins que quiconque droit à l'erreur. Or, que s'est-il passé en Corse ? Un groupe armé, qui tentait de s'imposer par la terreur au sein même du nationalisme, a trouvé une oreille complaisante parmi les sphères gouvernantes et d'abord celle d'un ministre de l'Intérieur, ancien fondateur d'une officine barbouzarde gaulliste, le SAC dont l'aventure s'acheva dans le sang d'Auriol. Sans cet appui légal, énorme, monstrueux, jamais le FLNC Canal historique n'aurait pu s'imposer comme il l'a fait. Il est vrai que déjà le SAC mêlait la fange et la paille, la boue et l'eau. L'organisation clandestine a trouvé des complicités étonnantes dans une frange du RPR insulaire, totalement couvert par les instances nationales de ce parti gouvernemental. Quiconque s'intéresse aux affaires corses aurait trouvé dans le fichier du grand banditisme les noms de certains de ces gaullistes bon teint. Et pour faire bonne mesure, le gouvernement, représenté en l'occurrence par les ministres de l'Intérieur Debré et le garde des Sceaux Toubon, a neutralisé la police et la justice de manière à ne pas entraver « les efforts des politiques » en direction de ces clandestins.

Alors qui est le plus coupable dans cette affaire ? Le cagoulé qui croit soudain devenir roi par la volonté d'un Etat sacralisé, ou ce même Etat qui l'a manipulé et lui a permis de croire à la réalisation de son fantasme ? Le chien de sang est-il plus nocif que son maître occasionnel ? Les juges et gendarmes convertis en alliés d'une clandestinité parfois criminelle ne sont-ils pas plus condamnables que le petit seigneur de guerre à la tête gonflée par des promesses d'impunité ?

J'écris dans un journal nationaliste de gauche, A Fiara, mensuel de l'Accolta naziunali corsa, groupe qui dès sa création en 1989, a dénoncé la dérive du nationalisme clandestin et la spirale mafieuse dans laquelle sombrait la Corse. A l'époque, nous nous sentions bien seuls. Nous avons les premiers désigné la confusion entre truanderie et cagoulerie. Nous avons été ceux qui ont initié une campagne contre le racket baptisé impôt révolutionnaire. Notre responsable, Pierre Poggioli, a été grièvement blessé en 1994 dans un attentat vraisemblablement mené par une équipe mixte de gangsters et de membres du FLNC Canal historique. Plusieurs de nos militants ont été traqués par la police quand celle-ci, aux ordres de monsieur Juppé, accordaient ses violons à ceux du Canal historique. Aussi est-ce avec colère que je vois rassembler dans la même opprobre tous les nationalistes, voire tous les Corses. Monsieur Charasse, bouffi de haine, contre cette moitié insulaire de lui-même qu'il refuse, se livre à des attaques honteuses contre un petit peuple, chargé de tous les péchés par une France qui tente de masquer ses propres laideurs, pourtant tellement semblables aux nôtres.

Messieurs Barre et Le Pen demandent l'indépendance pour une île qui n'en veut pas. Oui, la Corse est en pleine dérive. Mais les premiers à en souffrir sont les Corses eux-mêmes. On parle d'omerta et de complicité de la population envers les voyous. Mais qui d'entre vous irait témoigner dans un commissariat en sachant que l'enquête sera étouffée et que vous vous retrouverez demain devant l'assassin libre comme l'air et fier comme Artaban. Vous cherchez le mal en Corse quand celle-ci n'est que le miroir de vos turpitudes. Le Corse est pessimiste face au pouvoir. Il croit que celui-ci corrompt. Il en a des preuves quotidiennes au contact de ces hauts fonctionnaires continentaux qui, sitôt nommés dans l'île, exigent une villa avec piscine, se font offrir maints cadeaux avec la morgue des puissants qui estiment tout leur est dû.

Le mal de nos jeunes est celui de tous les jeunes français confrontés au chômage, au repli local, à l'angoisse et la désespérance. Ici, il se traduit à la fois par une violence organisée et identitariste en même temps que par des attitudes suicidaires. Chez vous, il prend une forme plus éclatée mais tout aussi violente dans ces zones marginales que sont les cités et les banlieues. Le nationalisme avec ses excès et ses crimes a tout de même su préserver sa terre de l'injure bétonnière et canaliser cette violence à fleur de peau qui draine dans notre histoire insulaire l'énergie de notre petit peuple. Chers compatriotes continentaux, nous nous ressemblons en même temps que nous sommes différents.

L'explosion du monde de l'après-Yalta, la mondialisation, nous obligent désormais à considérer les parties et le tout de l'humanité comme les morceaux d'un puzzle dont la finalité nous échappe. Hier on croyait au communisme ou on n'y croyait pas. On croyait en la libre entreprise ou on la combattait. Aujourd'hui, la vie nous demande de lui faire confiance sans plus et de prendre en charge notre destin. Juger l'autre et l'exclure du processus humain en le diabolisant, c'est nier la partie en nous qu'il faudra guérir pour ne pas périr, c'est en définitive refuser de se considérer tel qu'on est. La Corse est le miroir de vos faiblesses, de nos faiblesses. Hier, la cible s'appelait au choix le communisme ou le capitalisme. Aujourd'hui, on montre l'immigré, la secte, l'autre quoi, pourvu qu'il soit facile à reconnaître. Mais à ce petit jeu, c'est l'homme qui est perdant. La complexité exige beaucoup d'amour et de compréhension pour avancer. Notre crise est d'abord celle d'une confiance en la vie. La Corse est plus proche de la France que vous ne le croyez. Elle est en elle comme la France vit dans la Corse. Et notre avenir est cette montée en abîme qui seul peut transcender notre chemin. Nous devons avancer ensemble aussi lourdes et opaques que soient les nappes de brume qui enveloppent le futur.


Retour


¤ Ecrivain
Dernier ouvrage paru : Le Complexe corse, Gallimard.


Contacts© Le Chroniqueur, n°2, Novembre 1996, Paris.