Robert Frank
en cabane (2)
Port Gibson, Mississipi
9 novembre 1955
Walker (Evans),
Je vous écris parce que je voudrais avoir votre opinion ou votre avis. Le 7 novembre, je voulais me rendre en voiture, de Marianna Ark, jusqu'à Greenfield Miss. Je suis allé jusqu'à McGehee Ark., et à la sortie de cette petite ville, sur la route U.S. 65, des voitures de police m'ont arrêté. J'ai dû montrer mon permis de conduire, ma carte grise, mon passeport, etc. Le lieutenant de police a examiné mes papiers, tous mes bagages ainsi que l'intérieur de la voiture, il m'a demandé ce que je faisais, d'où je venais, où j'allais, etc. Quand je lui ai montré la lettre de la fondation Guggenheim, il m'a dit qu'il allait me mettre en prison. Ils m'ont amené à la prison de la ville et m'y ont enfermé. Il était midi trente. Quand j'ai demandé du café (je n'avais rien mangé depuis six heures du matin), on m'a répondu que, si je ne me tenais pas tranquille, on m'apprendrait à me tenir tranquille.
Je suis resté dans cette cellule juqu'à sept heures et demie du soir. A sept heures, j'ai eu quelque chose à manger. Une demi-heure plus tard, le même lieutenant qui m'a arrêté est entré dans ma cellule, accompagné d'un policier en uniforme et d'un autre policier. De sept heures et demie jusqu'à onze heures et demie, j'ai été interrogé par ces trois hommes, rejoints par un individu que j'ai pris pour inspecteur du comté. Je vais vous décrire cet interrogatoire qui a été l'expérience la plus humiliante de toute mon existence.
Le lieutenant a pris les choses en main, laissant aux deux autres un rôle subalterne. Du moins jusqu'aux environs de neuf heures, quand l'inspecteur est arrivé pour diriger l'interrogatoire.
A nouveau les mêmes questions : d'où venais-je, où allais-je, pourquoi, etc. J'ai dit que j'allais photographier les raffineries de Baton-Rouge pour ce projet Guggenheim. Ils m'ont accompagné à la voiture, j'ai sorti tous mes bagages, sauf une grosse valise dont je ne retrouvais pas la clef. Dans la boîte à gants de ma voiture, ils ont trouvé une petite bouteille de cognac Hennessey, à deux-tiers vide et que j'avais achetée à Washington. Ils avaient étalé tous mes papiers devant eux. Pourquoi la fondation Guggemheim me donne-t-elle de l'argent ? Quel âge a M. Mathais ? (Il signait les lettres, j'avais toute cette correspondance avec moi.) Puisque que j'étais juif, à quoi bon retourner en Europe ? J'ai dû traduire pendant dix minutes toute une page du livret de l'Armée suisse que j'avais emporté. (L'équivalent d'une brochure sur la conscription aux Etats-Unis.) Pourquoi photographiais-je les usines Ford de Detroit ? L'un des deux policiers a soudain été tout excité : il avait visité ces usines Ford et on lui avait interdit de les photographier. Il m'a interrogé pendant un quart-d'heure là-dessus, je ne me souviens pas de toutes les questions qu'il m'a posées, mais il a fini par déclarer que c'était rudement bizarre qu'on m'ait laissé photographier et que, s'il allait en Suisse, il ne pourrait certainement pas y prendre des photos. Environ toutes les heures je devais retourner à ma cellule pendant qu'il discutaient entre eux et téléphonaient. Ils m'ont interrogé sur cette petite bouteille de Hennessey (une marque étrangère). Mes boutons de manchette se trouvaient avec d'autres objets dans une boîte métallique qui avait contenu de la réglisse anglaise (encore une marque étrangère). Sur ma carte routière, la route directe pour la Nouvelle-Orléans était indiquée en vert. Mais sur vos conseils (vous vous rappelez), j'ai tracé un trait rouge à partir de Chattanooga Tenn., à travers l'Alabama et le Mississipi, jusqu'à Memphis, Tenn. Ils m'ont bombardé de questions à ce sujet. Alors, l'inspecteur spécial est arrivé. Aussitôt, il s'est mis à me poser une question en yiddish et je lui ai répondu que je ne parlais pas cette langue. Il m'a interrogé sur les photos de raffineries que je comptais prendre et je lui ai donné les deux noms des personnes de Baton-Rouge que la Standard Oil de New York avait informé de mon arrivée. (J'avais toutes les autorisations pour y prendre des photos.) J'avais aussi une liste d'adresses en Californie, qui les a beaucoup intrigués. Sur tous les rouleaux de photos que j'avais déjà prises, j'avais noté le lieu de la prise de vues. Ils m'ont inlassablement interrogé sur quelques rouleaux pris à Scottsboro Ala. J'ai nié être informé de la moindre interdiction de photographier là-bas (toutes me images de Scottboro montrent des fermiers en train de faire leurs courses dans des magasins, car c'était un samedi.) On m'a demandé si j'avais photographié le pont de Memphis. Non. Etc., etc. Alors l'inspecteur m'a posé une question qui m'a paru cruciale. Connaissez-vous quelqu'un, n'importe où, qui occupe une position élevée dans la politique, la police, etc.?
J'ai cité Steichen et l'oncle de Mary qui, ai-je ajouté, est un ami personnel du maire Wagner. Puis il m'a interrogé sur les références de mon formulaire Guggemheim (un nom russe, Brodovitch). Ils m'ont contraint à retourner une fois encore dans ma cellule Quand je les ai retrouvés, le lieutenant s'est adossé à sa chaise pour me demander :
« Maintenant nous allons vous poser une question : êtes-vous un rouge ?
Non, ai-je répondu.
- Savez-vous ce qu'est un rouge ?
- Oui. »
Ils m'ont ensuite demandé de leur donner tous mes films exposés, pour qu'ils puissent les développer. Je leur ai répondu qu'ils n'avaient vraiment pas intérêt à y toucher. Je n'ai pas précisé ce que je comptais faire dans ce cas-là, mais j'ai dit que c'était mon métier et que, si ces fims étaient développéz par quelqu'un d'autre que moi, ils seraient fichus. Il m'a encore fallu ressortir. Quand ils m'ont fait revenir, ils m'ont demandé de leur donner trois rouleaux de mon plein gré. Ils m'ont promis que cela hâterait ma libération. J'ai accepté. Ils m'ont interrogé sur Mary et mes enfants, Pablo et Andrea (des noms étrangers). Enfin, ils m'ont dit qu'ils me libéreraient ce soir si j'ouvrais la grosse valise qui se trouvaient dans le coffre de la voiture. Ce que j'ai fait et ils sont tombés sur le numéro de novembre de Congressional Fortune. Nouvelle conférence et, suivant selon moi l'avis de l'inspecteur, ils m'ont rendu mes trois rouleaux de pellicule. Puis linspecteur est parti et le lieutenant a repris la direction de l'affaire.
Cher Walker j'écris cette lettre plus de quarante heures après ces événements -, la rage m'a quittée, j'écris sans cette fureur qui bouillonnait en moi après ma libération. Pendant l'interrogatoire, je me suis montré aussi courtois que possible, car je savais ce que je risquait sinon.
Si vous pensez que je peux faire quelque chose pour détruire ou éliminer ces cartons d'empreintes digitales, je vous serais très reconnaissant de m'en informer. Je crois que, pour mon processus de naturalisation, ces événements risquent de me causer beaucoup de tort, voire de tout gâcher. Je sais que vous avez d'autres problèmes. Si nécessaire, je suis prêt à aller à Little Rock Ark. ou à retourner à McGehee Ark. S'il vous plaît, contactez Mary, qui connaît mon adresse.
Désolé pour la longueur de la lettre.
A nous la liberté ! (en français dans le texte)
Robert