D'un phalanstère à l'autre
par Thierry Paquot ¤
topique, le Familistère édifié par André Godin (1817-1888) près de son usine, à Guise, dans l¹Aisne ? Vous plaisantez ! Certes, l'inventeur du poêle mondialement célèbre, connaissait les idées de Charles Fourier et correspondait avec certains de ses disciples. Mais il a toujours nié vouloir appliquer les principes du théoricien de l' « attraction passionnée », plus audacieux dans sa vision de l'Homme que lui, mais moins concret dans les propositions de réforme sociale. Dans ses nombreux écrits, Godin insiste sur sa volonté de contribuer à améliorer les conditions matérielles de vie des ouvriers afin d'élever leurs ambitions morales. Pas de désaliénation sans richesse partagée. Le progrès social accompagne la croissance et en dépend. On ne partage pas la pénurie ! Son usine et le Familistère constituent une sorte de ville dans la ville, avec une population fière de sa hiérarchie, de ses privilèges, de sa propre monnaie à l'effigie du fondateur ! persuadée d'expérimenter un système social original. Il faut y voir l'expression d'un capitalisme social ou d'un socialisme d'entreprise. Godin croit en la valeur moralisatrice du travail et en celle de la famille. On est loin du luxe, de l'excès, de la démesure des phalanstères de Fourier, ces îlots sociétaires dans l'océan de la « civilisation » qui devaient se mutiplier et progressivement révolutionner, de l'intérieur, la société.
Que reste-t-il de l'aventure phalanstérienne ? Rien. Ou si peu : un appartement-musée, une bibliothèque-mausolée. Quelques curieux qui ont encore la force de se pencher sur les traces du rêve. L'utopie est un « ailleurs », pas un futur, qui au coeur de la société, permet de s'en isoler et de pratiquer une autre façon de vivre, de travailler, d'aimer... En utopie, les mots ne désignent plus les même choses, les mêmes sentiments, les mêmes désirs, que dans la-société-de-toutes-les-contraintes. En un siècle, le monde a terriblement changé, au point que les conditions nécessaires pour imaginer une utopie n'existent plus de la même manière. Un exemple ? Le divorce du couple espace-temps.
Il ne s'agit plus de construire un lieu qui n'a pas lieu, où tout serait possible, mais de reconquérir la maîtrise du temps, le temps biologique, local, ce temps qui ne peut plus prendre le temps de ralentir, de faire une halte en lui-même, tant il est contraint de suivre les flux ininterrompus de la communication, des transports, de l'économie, etc. Le cybermonde ignore les frontières géographiques. Il génère sa propre économie et impose sa langue un anglais mondialisé. Il nie les temps locaux. Pas de fuseaux horaires dans ce monde, ni de saison. C'est un temps où l'instantané est roi, riche de liberté et d'insoutenables exclusions car la grande majorité des habitants, faute de matériel (en 1996, 60% des 9,5 millions d'ordinateurs reliés à Internet se trouvent aux Etats-Unis) de la planète n'ont pas accès à ce réseau.
Imaginer un phalanstère dans le cadre du cybermonde, c'est d'emblée le penser comme éclaté, sans mur, sans sol et sans lieu. Ou plus exactement n'ayant lieu que lorsque le branchement s'effectue, quand la connection donne sens à cette association de correspondants, séparés les uns des autres par des kilomètres, mais partageant la même culture technico-informationnelle. Le phalanstère virtuel est plus relationnel que collectif, plus ludique que politique aussi. Il privilégie les chemins de traverse aux autoroutes de l'information, et par là même, il participe à la résistance contre l'oligopolisation de ce secteur. Le phalanstère virtuel possède une énorme mémoire, celle de toutes les théories et les expériences passées, ce qui lui confère une puissance référentielle incontestable. Toutes les combinaisons peuvent être tentées, toutes les rencontres sont envisageables pour réaliser un CD-ROM des utopies. La machine, son disque dur et son logiciel, est trop parfaite pour donner au bancal, au guinguois, à l'échec, sa juste part : celle du sentiment, de l'émotion et de l'attente. Le phalanstère virtuel n'a qu'un défaut, il est du domaine de l'« avec » et non pas du « parmi ».