Kenneth White

Grand Angle



Une société idéale ?

par Kenneth White ¤


S'il est une chose dont il semble difficile, sinon impossible, de parler aujourd'hui, c'est bien d'une société idéale. On parlera plutôt, non sans soulagement, de la fin des utopies, sinon, avec crainte et tremblement, d'apocalypse. Le mot « idéal » lui-même sonnant horriblement creux, on le laissera volontiers aux pompiers de la métaphysique, aux trompettistes attitrés des valeurs éternelles, aux prêcheurs humanitaristes de tout poil.

Est-ce à dire qu'il ne reste plus que le désespoir plus ou moins tranquille, le cynisme autosatisfait et le catastrophisme cinématographique, que le réalisme du chiffre accompagné de la poésie guimauve des idoles, qu'un déluge d'informations saupoudré d'amusements (infotainment est le nouveau vocable lancé par ceux qui rêvent d'envahir les salons et les cerveaux), le tout tourbillonnant dans un monde de moins en moins vivable, et tournant parfois carrément à l'« immonde ».Peut-être pas. Mais avant de contempler la ligne bleue d'un horizon quelconque, il vaudrait mieux essayer d'analyser, radicalement, la situation.

Où en sommes-nous donc en cette fin du XXe siècle ?

A part quelques voix criant dans le désert, le XIXe siècle a vécu avec l'idéologie du Progrès, dont le XXe siècle a hérité, parfois sous des formes encore plus exacerbées. Toujours fondée sur la puissance techno-industrielle, cette idéologie du Progrès pouvait se présenter de diverses manières, selon les contextes psychologiques, sociologiques, politiques. Pour l'Etat prussien, en la personne de Bismarck, il s'agissait d'édifier le plus grand Etat. Pour Marx, il fallait construire un immense Etat mondial qui aurait pour mission de mettre fin à tous les Etats. Pour les libéraux utilitaristes du genre de John Stuart Mill, il fallait, par une sorte de puritanisme humanitaire, tout sacrifier au bonheur du plus grand nombre. Dans tous les cas, l'individu devait se plier à l'enrégimentement moral, au bien-être uniforme.

La fin du XXe siècle a vu la faillite totale de tous ces grands systèmes, de toutes ces conceptions du Progrès. La vision méga-politique prussienne allait trouver son point d'orgue final dans le délire d'Hitler rêvant toujours dans son bunker blindé d'une « Germania » élevée sur les décombres de Berlin.

L'idéal marxiste a fini dans un désastre humano-écologique complet et dans les magouilles des mafias. Quant au monde anglo-saxon, c'est un mélange de platitude et de Disneyland. Le résultat immédiat est une angoisse, un désarroi, entrecoupés souvent de violences et, comme succédané idéologique, un discours socio-culturel flou, en guise de culture, l'accumulation du n'importe quoi. Tout cela constitue le prétexte à toutes sortes de débats et de commentaires, qui ne satisfont personne, n'intéressent personne, n'inspirent personne, et laissent toute la place, soit aux techno-manipulateurs, soit aux fanatiques de l'identité ou de la théocratie.

Les temps sont peut-être mûrs pour quelques questions fondamentales et pour une tentative d'ouvrir un autre espace. J'ai évoqué des voix criant dans le désert. Dès la fin du XIXe siècle, un Nietzsche, penseur-poète, constatait des failles dans l'idéalisme et dans l'humanisme et essayait de poser les jalons d'une autre sorte de cheminement dans le monde, qui est d'abord une terre. « Frères, restez fidèles à la terre », allait-il s'écrier à la fin de sa vie. A peu près en même temps, un poète-penseur, Rimbaud, allait dire, vis-à-vis du mouvement linéaire de l'histoire (ce que j'aime appeler « 1'autoroute de l'Occident »), « Pourquoi ne tournerait-il pas ? », avant de déclarer : « Si j'ai du goût, ce n'est guère que pour la terre et les pierres. » Ces deux esprits n'ont pas eu la vie facile. Ce qui est, pour certains exploitants culturels, l'occasion de chanter leur refrain mélodramatique et de faire du cinéma. Alors qu'il serait beaucoup plus intéressant d'essayer de prolonger le chemin de tels extravagants, d'élargir leur champ et de voir si, ayant traversé le nihilisme, l'esprit peut déboucher sur quelque chose d'inédit.

On peut trouver des exemples dans d'autres cultures. Et l'avantage aujourd'hui, parmi tant de désastres, c'est que toutes les cultures du monde nous sont accessibles.

On peut très bien vivre sans métaphysique, sans religion, sans humanisme, sans nationalisme, sans idéologie identitaire, sans croyance au progrès, et ne pas pour autant tomber dans le désespoir et la platitude.

Je pense, par exemple, aux Sept sages de la forêt de bambous, un groupe qui réunissait, entre autres, le philosophe Xi Xang et le poète Ruan Ji (nous sommes au IIIe siècle en Chine). Le but des sept sages était de « vivre au-delà des limites », de pratiquer des « moeurs cosmiques » en s'initiant à « l'école de la nature » grâce à des « errances dans le cosmos » et à des « causeries pures », d'évoluer en dehors à la fois de la religion ritualiste et de la politique étatique, et à l'écart des « hommes vulgaires », « vulgaire », dans leur vocabulaire, n'ayant aucune connotation de race, de classe sociale ni de fortune, mais signifiant « qui n'envisage que de petits intérêts, personnels ou corporatistes, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez . » Nous avons là une microsociété, créée par la rencontre, l'association d'individus. Comme réponse à la question sociale radicale, je ne vois rien d'autre : individu, îlot, archipel. Avec, en tête, non pas un « idéal », mais un désir, une énergie, une idée.

Ce que je suis en train de proposer, c'est d'abord, de la part d'individus, une résistance à un état de choses socioculturel de plus en plus répandu et auquel on ne peut plus appliquer que l'échelle de valeurs établie par Flaubert : « Du bête au sot, et du nul au néant », et, encore plus fondamentalement, une prise de distances d'avec la vulgarité qui est en train de devenir la norme personnelle et sociale. C'est ensuite la tentative de développer un sens de la culture qui dépasse les bavardages sur 1'« art » et la « communication », en voyageant culturellement à travers le temps et l'espace, afin d'ouvrir des perspectives. Si on n'ouvre pas de perspectives, si on n'élargit pas le discours, on assistera, comme c'est déjà le cas, à des débats de plus en plus confus et confusionnistes dans lesquels le discours- réflexe et les réactions mécaniques simplistes se subtitueront à la pensée, on visionnera des actualités de plus en plus spectaculaires et de moins en moins significatives parce que dépourvues de tout contexte, et, dans le brouhaha général, on s'en tiendra à son « opinion » ou à son « identité » comme à une bouée de sauvetage, quitte à « passer aux actes » avec une matraque ou un revolver dès qu'on les sent menacés, ou simplement pour « s'exprimer ».

Je me hasarde à dire que, malgré tout (c'est ma devise), à la fin du mythe du Progrès, et face à toutes les régressions qui s'en sont suivies, on peut encore, si on le veut, ouvrir un nouvel espace, en faisant souffler (météorologie mentale plutôt qu'idéologie) un esprit nouveau. Savoir si un tel esprit nouveau pourrait ouvrir une nouvelle époque, c'est cela qui reste à voir. C'est ici que l'espace mental et l'existence individuelle rencontrent la chronique du temps. A suivre.


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¤ Ecrivain
Derniers ouvragse parus :
Nomades, Acte Sud
Le plateau de l'albatros, introduction à la géopolitique, Grasset.


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.