Martin Veyron

Nouvelle



Le Noël
du coiffeur brésilien

par Martin Veyron ¤

« DANS son salon de coiffure situé au coeur du centre chic de Sào Paulo, Joao Luiz de Almeida avait réuni quelques amis pour fêter son prochain départ en voyage.

Jean-Philippe Delhomme
Jean-Philippe Delhomme

De nature ramenarde, le coiffeur brésilien tenait à faire miroiter devant son petit cercle toutes les promesses de félicité à venir pour cette virée.

Il y en a un qui était particulièrement visé par le discours vantard du coiffeur, c'était Laurindo Jobim. Cet architecte relègue Joao Luiz dès qu'il le peut dans sa condition de boutiquier alors que coiffeur c'est au moins aussi artiste qu'architecte. N'empêche qu'à ce moment, qui était intéressant ? Et qui écoutait ?

- Oh, je sais bien, c'est tout bête, d'un classique achevé, mais Noël, n'est-ce pas la meilleure période pour découvrir l'Europe ? Parce que, nous autres, bien qu'habitant l'hémisphère sud, nous sommes assujettis à ce modèle dominant de la carte de vux représentant des Noëls enneigés, alors je me suis dit : Joao Luiz, tu as fait plein de choses dans ta vie mais, au moins une fois, passe un Noël qui ressemble à un Noël !

L'assistance s'était recalée dans la moleskine des fauteuils de coiffeur pour les détails, et l'architecte raclé brièvement la gorge, mécontent de ne pas avoir eu l'idée avant.

- Quoi, l'Europe ? C'est vague, l'Europe, où exactement en Europe ?

- Mais toute l'Europe ! Enfin, tout ce qui vaut le coup d'être vu en Europe ! Ecoutez plutôt : on commence par Londres. Londres, c'est en Angleterre, alors, Tower Bridge, Big Ben, Buckingham Palace, euh... tout ça... il faudrait que je relise la documentation, je ne me souviens pas de tout.

Ce qui était énervant, c'était que l'architecte souriait, l'air supérieur.

- Puis, Paris ! Si j'ai bien compris, Paris, c'est la totale ! Là, Monsieur l'architecte sera d'accord avec moi, les monuments, on s'en fout. Dans une ville comme Paris, les monuments, c'est là juste pour le décor, rien qu'un cadre pour la romance, pour la fête. Paris est une fête disait Faulkner...

- Hemingway !

- Oui, Hemingway, peut-être, mais ce n'est pas le sujet. Là, on parle de Fête, de la fête des sens, du champagne, des Parisiennes, de l'esprit parisien ! Même qu'à l'agence de voyages, on m'a laissé entendre finement qu'il valait mieux partir seul, en garçon, sans Maman, parce qu'à Paris... Mais c'est pas fini, après Paris, deux jours sur les pistes de ski en Suisse pour se refaire une santé, et, en pleine forme, je visite Rome, la Ville éternelle. Je m'imprègne de tous ces vestiges de l'Histoire qui, il faut bien l'avouer, nous manquent un peu ici, et je reprends l'avion la tête pleine de merveilleux souvenirs pour me retrouver ici-même le lundi suivant, ciseaux et peigne à la main, fidèle au poste. C'est pas beau, ça ?

L'assistance en était convenue, même Laurindo Jobim. Attitude qui, chez lui, peut être prise pour de l'ironie, ce qui aurait pu être le cas, quand on connaît le sentiment de l'architecte sur les tour operateurs et leurs cargaisons de voyageurs très ordinaires comme Joao Luiz de Almeida.

Cette suffisance ne l'empêcha tout de même pas, quinze jours plus tard, d'aller se faire couper les cheveux chez Joao Luiz de Almeida, revenu de son périple, histoire de récolter, accessoirement, quelque récit sur le voyage, évidemment minable.

Minable, il l'avait été, et éprouvant. Ces voyages organisés sont des arnaques. Et quand on est parti, il n'y a plus moyen de faire demi-tour, vous vous retrouvez alors à la merci d'accompagnateurs sourds à vos protestations, dans un pays hostile qui ne parle pas votre langue. Vous devez boire ça jusqu'à la lie en priant pour que ça passe le plus vite possible. C'est compter sans les interminables attentes partout et tout le temps. Les trajets en car n'en finissant pas d'un aéroport à un autre, en tous points semblables, d'un hôtel situé à l'extérieur de la ville à un autre hôtel situé à l'extérieur de la ville, tout ça sous une espèce de pluie, parce que l'Europe en décembre, ça ne ressemble pas tout le temps à une carte de vux. Et on ne parle pas de la bouffe internationale, ni du groupe de compatriotes qui ferait honte à n'importe quel coiffeur brésilien. Etait-il question pour autant de perdre la face devant Laurindo Jobim ?

- Mon cher Laurindo, tu vas comprendre pourquoi je ne t'ai pas envoyé de carte postale, ni rapporté de souvenirs. Ce n'est pas parce que je n'ai pas pensé à toi, bien au contraire. Je regrettais de ne pouvoir associer mon ami à tant de beautés, de plaisirs et de bonheur. C'est tout simplement que je n'en ai pas eu le temps. Les mille et une merveilles qui s'offraient à moi ne m'ont pas laissé une minute pour, ne serait-ce qu'acheter une carte, l'écrire et la poster.

- Bon, vas-y, raconte !

- Eh bien, ça a commencé dans l'avion. Un service parfait. Un personnel poli sans être obséquieux, la classe. Le dîner ? Délicieux, mais comme il faut, léger et tout. Toute la place que je voulais, j'ai pu dormir comme à la maison, mon vieux, si bien que je suis arrivé frais comme l'il. Londres, tu vois, je redoutais un peu : le fog, la pluie, le froid, triste, eh ben pas du tout ! Une lumière délicate, presque dorée, baignant une ville absolument fascinante, mon vieux, littéralement fascinante ! Je m'y suis tout de suite senti bien. Et les Anglais, charmants, les Anglais. Pas du tout les gens froids qu'on nous dit ! Bien sûr, il faut savoir les prendre, si t'arrives en leur tapant sur le ventre comme on fait chez nous, alors là, ils se raidissent un peu, mais mets-toi à leur place. Finalement, c'est pas mal, une certaine distance, je te jure. En fait, je dois avoir du sang anglais.

- Sûrement ! Mais t'habitais où ? L'hôtel ? Raconte !

- Ah oui, l'hôtel... Aïe aïe aïe, difficile à décrire, l'hôtel, parce que tu vois, par chez nous il n'y en a pas des comme ça. Ici, c'est moderne, fonctionnel, mais un peu impersonnel, il faut bien dire, un peu froid. Là-bas, mon hôtel à Londres comment dire, ça ne ressemblait pas à un hôtel, ou plutôt si, mais particulier, un hôtel particulier, c'est ça ! Gentilhommière genre, ou manoir, si tu vois ce que je veux dire. Evidemment, c'est pas nickel-chrome comme le salon dans lequel tu te trouves, mais ça t'a un petit parfum d'autrefois qu'est pas désagréable. Qu'est-ce que tu veux, c'est chargé d'histoire, ces machins-là. Le lit, un peu défoncé, mais à baldaquin, les petites lampes de chevet en cuivre, pure époque Tudor.

- Pour une chambre à coucher, c'est indiqué, en effet.

- Bon, je raconte, ou c'est toi ?

- C'est toi, continue, alors, la ville, les monuments ?

- Ben, tout ça, très beau, mais il paraîtrait que je ne suis pas très qualifié pour juger.

- OK, OK, raconte Paris alors !

- Aaah, Paris ! Tout le monde dit que c'est fini, ou bien que ça a beaucoup été exagéré, eh bien moi, je te dis que Paris n'a pas encore trouvé le poète à sa mesure. Paris, Paris, c'est... c'est... tu vois bien, je suis coiffeur, moi, pas poète !

- Ouais, on sait. Alors, les gonzesses ?

- Excuse-toi, là-bas, ce ne sont pas des gonzesses, ce sont des dames, parfaitement ! Même les putes, mon vieux, une éducation, une classe, une élégance, tu peux pas savoir. Et au lit... Tiens ! Rien que d'y repenser, j'ai des remontées d'huile !

- Raconte, raconte !

- Oh ben rien, après un souper fin sur les bateaux-mouches, je rentre un peu éméché à l'hôtel, et le concierge me propose de la compagnie. La veille au soir, j'avais vu un spectacle au cabaret qui m'avait, je l'avoue, un peu échauffé, bref, j'accepte, et qui se pointe dans ma suite peu après ? Une sorte de Brigitte Bardot, mais attention, période Et Dieu créa la femme. Bon, on fait monter du champagne, et, crois-moi, la barrière du langage a vite été sautée. Pfiouu ! Un vrai feu d'artifice. C'est bien simple, j'avais vingt ans, pas fatigué, j'ai pu remettre le couvert plein de fois. Le jour se levait sur la Sacré-Cur, qu'elle me mangeait toujours la santé. Tout ça pour te dire que, la Suisse, c'était pas du luxe pour récupérer, parce qu'il n'y a pas eu qu'elle !

- T'as eu de la neige ?

- Plein de neige ! Noël, je te dis, c'est le moment idéal. Avant, tu risques de ne pas en avoir, ou que ça soit en train de tomber et, là, t'es marron pour skier, et après, c'est de la soupe ou bien des avalanches, c'est pas bien. Noël, t'as la neige ET le soleil, c'est LE bonheur.

- T'as skié ?

- Tout le temps !

- Tu sais skier, toi ?

- Moi ? J'me débrouille. Maintenant, tu sais, ils font des skis très courts, hypermaniables, et puis j'avais une monitrice vachement sympa, j'ai très vite fait des progrès. Il faut absolument que j'y retourne.

- Et Rome, c'était comment, Rome ?

- Ben, Rome, j'ai vraiment eu du pot, parce que je suis tombé le jour des visites au Vatican, ce qui fait que le mec qui est en train de te couper les cheveux a été béni par le pape. Lui-même, en personne ! Bien d'ailleurs, le bonhomme, simple et tout, humain quoi. Quant à la ville, Rome, c'est tout simplement fabuleux, tu ne sais pas où donner de la tête tellement il y a de trucs à voir, tu butes sur des siècles d'histoire à chaque pas, c'est d'ailleurs un peu ce qui nous manque ici, il faut bien le reconnaître. Enfin, tout ça pour te dire que j'ai vraiment fait un très très beau voyage ! »

Laurindo Jobim a été alors la proie de la plus vive des jalousies. Dès le lendemain, il s'est rendu à l'agence de voyage, pour s'offrir la même tournée : Londres, Paris, Saint-Moritz et Rome. Exactement la même, c'était un produit nouveau proposé par le voyagiste qui était très avantageux. En effet, il s'attendait à ce que cela coûte beaucoup plus cher au vu de la description du coiffeur. Laurindo Jobim ne devait pas visiter l'Europe à Noël, mais à Pâques, et il formait des vux pour que ce fût bien mieux à Pâques. Il a payé et s'est préparé pour son départ en se maudissant de ne pas avoir eu cette idée avant. Avant Joao Luiz de Almeida.

L'architecte part à la date prévue, et les ennuis commencent à l'aéroport. Il doit payer un excédent de bagages, ce genre de charters n'autorisant que la portion congrue à chaque passager. Il s'en acquitte en s'angoissant quant aux restrictions d'extra qu'il aura à s'infliger en Europe, où, paraît-il, tout est si cher.

Le vol est un cauchemar. Le DC 10, qui n'en est pas à sa première compagnie, est plein à ras-la-soute de bénéficiaires des tarifs charters. Les fauteuils occupent de façon optimale la surface de plancher utile. Le dossier devant lui meurtrit ses genoux. La travée centrale, réservée au service, lui interdit de se dégourdir les jambes, sauf pour aller aux toilettes, ce qu'il ne peut prétexter souvent, ayant été pris en grippe par l'hôtesse vieillissante qui refuse de lui servir à boire. L'alcool l'aiderait à trouver le sommeil, mais ce n'est pas compris dans le forfait. Ses voisins, excités par le voyage, l'empêchent de dormir, ce qui aurait pourtant fait passer le temps, qui lui paraît ne plus en finir. Imprévoyant, il n'a emporté ni livres ni magazines, et la lecture répétée des consignes de sécurité augmente son stress. Il ne parvient à s'endormir qu'à la descente sur Dakar pour une escale de deux heures sans possibilité de sortir. La chaleur qui écrase la cabine l'empêche de se rendormir. Plus tard, le brouillard interdisant l'approche de Heathrow, le vol est détourné sur Roissy, d'où un service de navettes gratuites pour Londres est tout de même assuré. La navette est un vieil autocar qui sent le vomi. Ce n'est pas par l'onéreux Tunnel qu'il franchit la Manche mais sur un ferry rouillé roulant sur la mer grise qui est agitée ce soir-là. Grelottant dans son costume d'été froissé, le front sur la vitre glacée du train Douvres-Londres, c'est misérable, sale et découragé qu'en compagnie de son groupe Laurindo Jobim arrive à Victoria Station.

Les deux journées initialement consacrées à la visite de Londres suffisent à peine à le retaper. Jobim les passe au fond de son lit, dans un hôtel de périphérie à la vue désolante, à essayer de ramener un peu de chaleur dans ses membres. Il doit quand même quitter sa chambre-placard pour descendre prendre ses repas, pension complète oblige. Il vérifie à cette occasion que la réputation de la restauration anglaise n'est pas que de la malveillance. Il est content de quitter Londres pour le continent peuplé de Latins qu'il lui tarde de retrouver. A Orly, le temps qu'il perd à rechercher la valise qu'il ne retrouvera pas lui fait rater le car affrété par le groupe. Il écorne encore son budget en prenant un taxi xénophobe qui le prend pour un Arabe et le dépose après de nombreux détours devant son hôtel, dernier îlot insalubre dans un quartier en rénovation. Réveillé à l'aube par les travaux, le groupe a tout le loisir, dans le car coincé dans les embouteillages, d'admirer les monuments de Paris dont un bon nombre est masqué par les bâches de ravalement. Le dîner relève plus de la restauration rapide que de la tradition gastronomique française, aussi fausse-t-il compagnie au groupe pour tenter l'aventure en solo. Ignorant les bonnes adresses, il rôde dans les rues chaudes des quartiers d'abattage. Négligeant les filles de couleur, peu exotiques à ses yeux, il leur préfère une blonde oxygénée de dix ans son aînée. Elle lui fait grimper l'escalier dégueulasse d'un claque soumis à la loi de 1948. Il n'ose pas protester quand la fille, cupidement, lui soustrait un billet supplémentaire de sa déjà modeste liasse. Puis il comprend au ton de la voix grasseyante qu'il se fait engueuler parce qu'il n'arrive pas à bander. La fellation mécanique et impatiente qu'elle lui prodigue parvient à lui insuffler une mi-molle à condition d'éviter de baisser les yeux sur les racines noires et grasses de la tête sur son ventre. Il en profite vite pour la prendre en levrette afin de s'épargner le spectacle de la cicatrice livide qui boursoufle le ventre de sa partenaire. Elle le houspille pour qu'il se dépêche, ce qui achève de le flanelliser. Le croyant essoré, la fille se rhabille en l'invitant à en faire autant, et vite. Il se retrouve dans un dédale de rues commerçantes éteintes, incapable de se repérer sans personne à qui demander le chemin de l'hôtel, jusqu'à ce qu'il tombe malheureusement sur une bande de jeunes banlieusards qui le dépouillent de son portefeuille et des mocassins en croco qu'il aimait bien. La journée du lendemain est consacrée aux démarches administratives consécutives au vol de ses papiers, argent, cartes bancaires et passeport. Pour soigner ses nerfs meurtris, il compte sur le calme des cimes enneigées de la Suisse. Elles ne le sont pas. Fin avril, début mai, elles le sont rarement, et les risques d'avalanches limitent les promenades. Comme il n'y a pas de téléviseur dans sa chambre, il descend en compagnie du groupe tuer le temps devant celui de la salle à manger de l'espèce de chalet-hôtel. Les séries qu'il regarde sont les mêmes que chez lui, mais pas dans sa langue.

L'ambiance dans le groupe s'est détériorée et enlève du charme à Rome. Le pape est en voyage à l'étranger et, n'importe comment, la bénédiction sur la place Saint-Pierre, c'était dimanche dernier.

C'est dans une hébétude anesthésiante que s'effectue le vol de retour. Qu'on ait à nouveau égaré la valise neuve contenant les quelques petits souvenirs à distribuer lui semble aller de soi. Il n'a plus que deux exigences : dormir et oublier.

Quelques jours plus tard, reposé et calmé, Laurindo Jobim invite le coiffeur Joao Luiz de Almeida à dîner dans le meilleur restaurant de Sào Paulo. Le coiffeur est inquiet. Il sait que c'est à cause de lui que l'architecte est allé en Europe dans les mêmes conditions que lui. Il se doute bien que le voyage n'a pas pu être plus réussi que le sien. Il se reproche de toujours vouloir peindre la réalité aux couleurs du merveilleux, et, pense que maintenant, c'est sûr, l'architecte moins lyrique, va chercher à se venger. Il attend.

Pourtant, Laurindo est parfaitement détendu. Ses gestes sont amples, comme empreints d'une nouvelle autorité, dont il use en passant la commande. Il ne commence son récit qu'à l'arrivée du vin.

- Mon cher Joao Luiz, connaissant tes penchants à l'exagération, c'est avec circonspection que j'ai entrepris ce voyage, désirant vérifier jusqu'où pouvait aller ton sens de l'affabulation.

Le coiffeur ne respire plus, son front dégarni perle tandis que son hôte marque un silence en goûtant le vin.

- Grâce à toi, cependant, j'ai vécu sans doute les plus grands moments de mon existence. Sois en remercié.

Quand je suis arrivé à l'aéroport, je me suis dirigé vers mon groupe, signalé par la pancarte du tour operateur, comme tu l'avais fait toi-même quelques semaines auparavant. J'ai été arrêté en chemin par un confrère architecte qui se trouvait être en compagnie du prince Charles d'Angleterre. Tu dois savoir que l'héritier de la Couronne britannique est très féru d'architecture, nous avons donc sympathisé immédiatement. Seulement, j'ai vu mon groupe qui passait déjà en salle d'embarquement et je me suis excusé d'avoir à le quitter si vite. Charles n'a rien voulu savoir et a insisté pour que je l'accompagne dans son jet privé, lui-même rentrait en Angleterre, je l'obligerais en acceptant de poursuivre cette passionnante conversation et je retrouverais mon groupe à Londres, il y veillerait. Je me suis donc retrouvé dans un salon volant, un excellent whisky à la main, à débattre d'urbanisme avec un interlocuteur qui, crois-moi, connaît son affaire. Je ne suis pas mécontent parce que je pense l'avoir convaincu sur un ou deux points, enfin, ce sont des données techniques que tu ne pourrais pas saisir, mais qui l'ont vivement intéressé. Quatre heures après à peine, on était à Londres et, là, j'étais largement en avance sur le groupe, qui n'était attendu que le lendemain. Charles a alors décrété que j'étais son hôte pour la nuit. Tu sais, on a beau ne pas être monarchiste, on obéit quand même. J'ai dormi au palais de Buckingham dans une chambre grande comme ce restaurant. Quand je me suis réveillé, ça m'a fait bizarre, un loufiat me tendait mes vêtements qui sortaient de la blanchisserie. Au petit déjeuner, j'ai fait la connaissance de Lady Di qui amenait ses mômes à leur père, effectivement très marrante, très gaie, mais un langage ! Elle n'a jamais voulu que je visite Londres : « Cette ville, c'est de la merde, ça pue et y a que des cons ! » Et me voilà embarqué avec tous ses potes pour aller chasser le renard en Ecosse. Ce qu'on a descendu, c'est pas le renard, mais un nombre incalculable de bouteilles de vieux pinards dans un château invraisemblable, une bringue ! Je me revois encore en train d'apprendre la bossa nova à Diana, et après je me souviens plus de rien, si ce n'est que je me suis réveillé dans un immense lit à armoiries à côté d'elle. Mais ça ne prouve rien, hein ? Si ça se trouve, on a juste dormi ensemble en camarades. Entre-temps, mon ami Charles, très ouvert, très sympa, avait organisé mon voyage pour la France, où j'étais censé rattraper le groupe, sauf que dans l'avion je tombe sur Mick Jagger qui allait se reposer de sa tournée dans sa maison sur la Côte d'Azur. Mon pote, tu ne vas pas me croire, eh bien, le groupe je n'ai jamais réussi à le rejoindre. Va savoir pourquoi, Mick Jagger s'était entiché de moi et ne voulait plus me lâcher ! Mais moi, je voulais absolument respecter le programme, déjà que j'avais pas vu Londres, je voulais voir Paris. Qu'à cela ne tienne, Mick a pris les choses en main et ç'a été quarante-huit heures de festivités en hôte privilégié. On s'est fait ouvrir le Grand Palais une nuit pour voir l'expo Picasso et on a démoli deux suites au Ritz. Mick m'a expliqué que les Rolling Stones faisaient toujours ça, que, lui, ça ne l'amusait plus beaucoup, mais il ne voulait pas qu'on insinuât qu'il vieillissait s'il se tenait peinard. Et les groupies, c'est pas une légende, c'est incroyable. Moi, ça m'a plutôt plu, mais je me mets à la place de Mick, ce régime depuis trente ans, c'est vrai que ça doit être crevant. En tout cas, je l'ai bien fait rire quand je lui ai dit que je voulais aller skier. Il m'a dit qu'il n'y avait plus de neige à cette époque et, pour me consoler, il m'a invité dans sa villa sur la Côte. Cela m'a vraiment fait du bien de me reposer un peu, parce qu'avec ce que j'avais pinté et baisé à Paris il fallait que je me calme un peu. Il y a tout de même eu un hasard extraordinaire, c'est que parmi les invités à la villa se trouvait une romancière italienne très célèbre, mais je ne crois pas que tu la connaisses, qui, lorsqu'elle a appris que je voulais à tout prix voir Rome, s'est proposée de m'y accompagner. Comme nous avions du temps devant nous, nous avons chopé l'Orient Express à Vintimille pour faire un crochet par Venise. Je ne peux pas dire que ma romancière soit le top des tops, mais elle compense par un charme fou, et une invention au lit, j'en rougis encore. Et surtout, une culture, un vrai puits de science. Alors, visiter une ville comme Venise avec un tel guide, je peux t'assurer que c'est une expérience. Hélas, la date de mon retour approchait et nous avons gagné Rome. Et là, ma romancière m'a fait une belle surprise : comme elle connaît absolument tout le monde, elle m'a organisé une entrevue avec le pape. Le matin, un nonce apostolique est venu me chercher avec une escorte de Gardes Suisses. Une limousine m'attendait en bas du palais où nous étions descendus avec Antonella. Nous sommes donc partis en convoi dans les rues. Des motards nous ouvraient la route en faisant tinter joyeusement leurs sirènes. La foule se faisait plus dense en nous approchant du Vatican. Aux abords de la place Saint-Pierre, il n'a plus été possible d'avancer. Je suis descendu, un peu étourdi par les clameurs et les applaudissements. Les fidèles s'écartaient sur mon passage me laissant découvrir peu à peu la merveilleuse perspective s'ouvrant sur la basilique. Une cohorte de cardinaux m'invitaient à avancer entre deux haies de gardes suisses. C'est là que je l'ai vu, sur les marches au loin, silhouette blanche dans cette mer pourpre. Tous ces dignitaires de l'église m'encourageaient du sourire à approcher. La foule s'agenouillait sur mon passage, et le pape, tout là-bas me faisait des grands signes de bienvenue. Je distinguais de mieux en mieux ses traits plein de bonté. Parvenu à un mètre de lui, je suis tombé à genoux pour recevoir sa bénédiction en courbant le front. J'ai senti sa main se poser sur ma tête, et l'ai entendu prononcer : Non mais dites-moi, qui c'est qui vous a coupé les cheveux comme ça ?


¤ Ecrivain, illustrateur
Dernier ouvrage paru : Trémolo corazon, Lattès.


Contacts© Le Chroniqueur, n°3, Janvier 1997, Paris.