Michel Butor

Littérature



Ce qu'on voit
depuis « l'écart »

par Michel Butor ¤

« DABORD la maison même, construite en 1889, selon l'inscription du linteau sur l'ancienne porte d'entrée, rarement utilisée maintenant, pour un groupe de religieuses appartenant à un ordre savoyard qui instituèrent une école. Au-dessus de cette porte, dans une niche, une statue en fonte de la Vierge de La Sallette. Quelques années plus tard, la séparation de l'Eglise et de l'Etat amena la création d'une école communale et celle des surs ne put subsister. Quelques-unes restèrent pour aider le curé d'alors et la maison fut réaménagée pour servir de salle paroissiale. Un incendie, dans les années soixante, dévasta les aménagements intérieurs. Après quelque temps d'abandon, la maison fut achetée à l'évêché propriétaire par un électricien qui la remit en état, puis la revendit à un dentiste qui nous l'a vendue.

C'est fondamentalement un cube de dix mètres de côté, en grosses pierres grises irrégulières. Une porte fenêtre mène à une salle de séjour, l'ancienne salle paroissiale, haute de plafond, avec cheminée et mezzanine. Avant notre arrivée, c'était là que montait l'escalier de bois. A droite, l'ancienne entrée avec une trappe menant à la cave. Puis la cuisine. Derrière se trouvait une remise qui formait autrefois la scène et ses dépendances. Nous l'avons transformée pour faire un atelier de travaux féminins, dans le sol duquel une plaque de verre découvre un ancien puits, et la cage du nouvel escalier. De l'autre côté, le garage.

Au-dessus de cet atelier nous avons aménagé un laboratoire d'écriture avec ses rayonnages et machines. Puis on arrive au premier étage avec trois chambres dont l'une ne reçoit le jour que par une meurtrière creusée dans une niche en forme d'ogive grossière. Nous l'appelons la chambre aux fantômes et imaginons toutes sortes de légendes à son sujet. Encore trois chambres au second étage sous les combles.

Autour de la maison, sur trois côtés, un petit jardin bordé par un torrent souvent à sec. Depuis la grille, deux directions : tout droit le « chef-lieu » de la commune, route goudronnée, parking, la belle maison du curé, une chapelle à l'ombre d'un vieux cerisier, le côté de l'école, puis l'étrange « villa Marianne », datée de 1931, avec profil de dame à bonnet phrygien, bâtie par un maçon italien qui avait fait fortune à Genève et qui, voulant dans ses vieux jours continuer à jouir du spectacle du jet d'eau, l'avait munie d'un belvédère auquel il lui avait fallu rajouter un étage après la réfection du toit de l'église XIXe conservant un beau tableau baroque appartenant à l'église précédente et représentant l'apothéose de Saint-Etienne. Puis la place avec la mairie, le monument aux morts, le restaurant « Le globe-trotter », et le bistrot « l'Escapade », que l'on est en train de nous « postmoderniser » avec mosaïques de petit pavés, réverbères et plantations. La commune comporte bien d'autres hameaux.

A gauche de la grille, le long du petit mur puis de la haie de thuyas, c'est un chemin parfois boueux, entre des prés autrefois plantés de pommiers et poiriers qui meurent peu à peu, dévorés de gui qu'on ne nettoie plus, mais encore merveilleux au printemps. Il y paît encore quelques vaches, mais de plus en plus de chevaux. On construit des maisons un peu partout qui ont des vues splendides sur le mont Salève, Annemasse et Genève à ses pieds, le départ du Léman, le Jura français de l'autre côté, à gauche les grandes Alpes avec le massif du Mont-Blanc. Notre maison comporte fort peu de vue (c'est pourquoi nous avons pu l'acquérir), mais il suffit de sortir et nous avons l'impression que le monde se déroule à nos pieds.

On monte jusqu'au sommet des Voirons avec sa magnifique réserve de grands animaux : chevreuils, cerfs, sangliers, torrents et cascades, forêts et clairières, chemins de grande randonnée qui se transforment l'hiver en pistes de ski de fond. On montre aux visiteurs la pierre de Saussure, bloc erratique acheté à la fin du XIXe siècle par Henri de Saussure, naturaliste genevois, petit-fils d'Horace Bénédict de Saussure, premier explorateur et ethnographe du massif du Mont-Blanc, et père de Ferdinand de Saussure dont le Cours de linguistique générale impressionna tellement Lévi-Strauss, Lacan, Barthes et certaines autres vedettes de nos sciences humaines. Ces blocs qui jalonnaient abondamment la vallée glacière de l'Arve servaient de carrières pour toute la région genevoise. Sciés en morceaux les uns après les autres, ils sont devenus rares, et c'est pour en conserver un spécimen in situ que celui-ci a été donné par le naturaliste au club alpin genevois, comme le rappelle une inscription. Il a dû servir à quelques exercices d'escalade ; mais il reste aujourd'hui magnifiquement solitaire avec sa signature au milieu des ronces.

Autour du village, toute cette région que l'on explore du regard lors des randonnées sur les lacets de ses routes ou de ses sentiers : vallée de l'Arve, qui rejoint à Genève celle du Rhône, région traversée par une sinueuse frontière fixée au traité de Vienne, qui en distingue des régions culturellement très distinctes sans pouvoir en altérer l'unité profonde. Ainsi, quel contraste il y a quelques années entre l'Ouest et l'Est à Berlin. Et pourtant, c'est toujours « une » ville. Elle était déchirée, fendue, torturée par son mur à miradors et barbelés, mais elle n'aspirait qu'à la réunification. Quel contraste de même aujourd'hui encore entre les deux Corées ! La plupart des habitants de Lucinges travaillent à Genève, franchissent la frontière au moins deux fois par jour. Et certes bien des choses changent au passage. « A Genève, même la poussière est propre », disent les gens d'Annemasse ; « à Annemas-se, même le savon est sale », répliquent les Genevois. Notre aéroport, c'est celui de Genève ; mais la Suisse, comme on le sait, ne fait pas partie officiellement de l'Europe, et par conséquent que de contrôles dont la presse quotidienne nous démontre la vanité !

Pas d'institutions européennes à Genève, mais que d'institutions internationales ! Les ambassades sont à Berne, prés du gouvernement fédéral, mais ici les missions sont aussi au moins importantes. Pour elles arrivent non seulement tous les journaux du monde, mais des restaurants et des épiceries sont là pour calmer chez les délégués la nostalgie du pays natal. Des musiciens y viennent de tous les horizons ; et de grandes conférences vont ajouter parfois de nombreuses délégations d'hommes politiques et d'experts aux délégations habituelles.

Depuis cette région transfrontalière, j'observe l'Europe circonvoisine, ses contradictions, tergiversations, ressources. J'entends par là tout ce que je peux atteindre sans quitter le sol, utilisant voiture ou train, ce qui correspond à peu près à l'actuelle communauté européenne. C'est, si vous voulez, le monde vu de la gare de Genève ou d'une gare française de la région. Je suis moins loin de Milan ou de Stuttgart que de Paris. La proximité de la Suisse, avec ses chaînes de télé, me met en communication avec l'allemand et l'italien. Quant à l'anglais, il est partout. Excellente situation pour étudier ce qu'il y a de vraiment commun entre toutes ces cultures, et ce qu'il convient de garder de leur richissime diversité.

Autour de la région routière ou ferroviaire, il y a tous ces continents à quoi l'avion nous donne accès. Cette fois, c'est le monde vu de l'aéroport. Les anticipations de pays lointains au départ, leurs souvenirs à digérer au retour. Ainsi, je rapporte de chacun de mes périples un certain nombre d'objets que la plupart du temps je n'ai pas choisis, qui m'ont été donnés ou qui se sont en quelque sorte collés à moi, par suite des hasards de la nécessité : une nouvelle valise pour remplacer l'ancienne, crevée, une ceinture, un réveil, une chemise. Les livres dans ma maison bruissent des images que j'ai rapportées, mais aussi la plupart des objets dont chacun me rappelle non seulement une histoire personnelle mais quelque bribes de l'histoire universelle avec ses ramifications inépuisables. Chaque jour, le courrier entretient mes relations internationales. Déjà le timbre sur l'enveloppe fait entrer une bouffée d'air mexicain ou japonais. C'est pourquoi, lorsque j'entends certains discours, ce qu'il y a de mexicain ou de japonais en moi se rebiffe. Non que je sois toujours capable d'expliciter ma réticence. Du fond de tous les horizons, des évidences se lèvent. Parfois, elles sont comme des orages.

Donc, autour de ces régions relativement accessibles, physiquement et culturellement, se déploient celles qui le sont déjà beaucoup moins, mais où j'ai pu jeter quelque coup d'il, cueillir quelque trésor significatif, mais aussi celles où je ne suis jamais allé, où je n'irai vraisemblablement jamais pour la plupart, tous ces interstices dans ma représentation qui me rappellent toujours à la réserve. Toutes ces régions qui n'existent pour moi que comme désir et vagues linéaments : l'Indonésie, l'Inde, l'Asie centrale, le Vénézuela, l'île de Pâques... Et tant de régions qui m'étaient interdites ou le sont encore...

Enfin, autour de cette Terre si passionnément mais si incomplètement perçue, il y a tout cet espace énigmatique qui vient nous frôler dans la nuit. De mon Écart, on voit Genève, on voit l'Europe avec ses capitales et ses campagnes, on voit la Terre avec ses continents et leurs déserts, avec ses océans et leurs archipels, mais on voit aussi la Lune où j'ai encore bien moins de chance d'aller qu'à Java ou aux Kerguelen, - ce sera pour nos arrières-petits enfants -, la Lune qui vient me dire que les premières expéditions n'ont fait évidemment que l'effleurer à peine, que presque tout y est encore à trouver et à dire. On voit les planètes et les étoiles, on entend l'obscur discours des astronomes et les crissements de leurs discussions. De là encore viennent des évidences insubmersibles malgré tous les efforts des puissants du jour.

Revenant du Japon, les arbres dans la brume m'apparaissent différemment. Après le Canada, la neige est autrement blanche. Après la nuit d'été, les nombres avec lesquels on veut nous asservir - chiffres d'affaires et corruption, danse macabre des monnaies et de ce qu'on appelle si curieusement les actions et obligations - nous ouvrent les portes d'un nouveau ciel. Depuis l'Écart on devient attentif, sous le brouhaha des médias, aux balbutiements du siècle nouveau.


¤ Ecrivain
Derniers ouvrages parus :
Gyroscope, Gallimard
Répertoire littéraire, Gallimard
Correspondance avec Georges Perros, Joseph K..


Contacts© Le Chroniqueur, n°3, Janvier 1997, Paris.