Stéphane Vallet

Entretien



Juliette Binoche,

entre deux vagues

par Stéphane Vallet ¤


Juliette Binoche ne ressemble pas à Juliette Binoche. Peut-être parce que les actrices n'existent que dans les songes qu'elles nous inspirent. Loin de l'image fabriquée de la star, elle revient sur sa vie et sur sa carrière, avec pudeur et lucidité.


Juliette Binoche

Stéphane VALLET : Il paraît que vous avez un rire incroyable, qu'il rythme votre façon d'être. Beaucoup de gens, lorsqu'ils parlent de vous, évoquent votre rire...

Juliette BINOCHE : C'est parce qu'ils ont l'habitude de me voir pleurer. Je m'exprime plutôt dans des sujets tragiques ou dramatiques... Alors, quand je m'exprime de façon différente, c'est vrai que cela peut surprendre. Mais j'aime bien ça. Je suis une épicurienne stoïque...! (Rires.)

S. V. : Justement, ce rire, ce n'est pas pour cacher des inquiétudes?

J. B. : Il m'arrive de rire pour cacher autre chose. Je m'en rends compte moi même. Dans ces cas là, je me dis : « Tiens, j'ai un drôle de rire ! » Mais en général, le rire dont vous me parlez, c'est un rire incontrôlé : il part comme une fusée. Quand j'étais petite, ça m'a parfois posé problème. Je peux raconter une histoire... Ma mère n'avait pas d'argent ; on était deux enfants et on avait peu d'argent. Un ami nous a hébergés pendant un moment. Et un soir, à dîner, j'ai éclaté de rire. Il n'a pas supporté mon rire. Et on a dû partir, du jour au lendemain, pour trouver un autre endroit.

S. V. : Vous attribuez vraiment ça à votre rire ?

J. B. : Oui. Cela avait vraiment déclenché quelque chose d'insupportable. Ça devait être trop strident ! J'avais un rire assez aigu, et ça m'est toujours un peu restée. Peut-être est-ce plus accepté maintenant qu'à l'époque...! Je me souviens d'une autre histoire... Ma mère jouait dans un spectacle. J'avais assisté à une répétition, et j'avais franchement rigolé. Comme mon rire était communicatif, on m'avait demandé d'être présente dans la salle, pendant la représentation, pour que je puisse faire rire les gens. (Rires.) Evidemment, je n'avais pas pu rire pendant la représentation. Je ne pouvais pas me forcer.

S. V. : Quel regard portez-vous aujourd'hui sur cette invraisemblable tempête médiatique autour de votre personne lors de la présentation de Rendez-vous, d'André Téchiné, au festival de Cannes de 1985. A l'époque vous disiez que les journalistes avaient besoin de « chair fraîche ». Voyez-vous les choses différemment ?

J. B. : Oui, parce que j'ai changé. (Silence.) Non, je suis la même, mais j'ai changé. (Rires.) J'ai à la fois les mêmes doutes et les mêmes certitudes. Et la même confiance en la vie. C'est une espèce de mélange. Je ne connaissais ni Cannes, ni les films. J'avais des références de théâtre. Et une certaine moralité, par rapport à l'art et aux choses. J'avais reçu une éducation assez forte, même si mon enfance était un peu ballottée, et pas toujours avec une continuité affective. Mais j'avais cette rigueur au fond de moi, qui m'est d'ailleurs restée ! Et je crois que Cannes s'est passé comme ça ! Je savais que c'était pour un certain laps de temps. C'était une période heureuse de ma vie. Je l'ai vécu comme un jeu.

S. V. : Pensiez-vous à l'époque que cela allait durer ? Le cinéma est parfois cruel pour certaines actrices qui ne font carrière que le temps d'un seul film...

J. B. : La vie est cruelle, de toute façon! Quand on sait cela dès le départ, on peut la vivre. Mais je ne me suis jamais comparée aux autres actrices, si ce n'est peut-être à Sandrine Bonnaire. Nous nous sommes connues toutes les deux très tôt - je devais avoir 19 ans - et on a toujours gardé le contact. En fait, elle a été pour moi comme un repère. Elle faisait toujours partie de mon champ de vision. Et elle savait qu'après le haut de la vague, il y a aussi le bas de la vague... et vice-versa !

S. V. : D'une certaine façon, toutes les deux, vous avez été sacrées du jour au lendemain. Et vous avez réussi à vous inscrire dans la durée et dans une certaine rigueur...

J. B. : Je crois que nous avons une certaine honnêteté par rapport à ce que l'on ressent. C'est à dire, de faire les choses à partir de ce que l'on ressent, et non pas en fonction de l'extérieur.

S. V. : Vous considérez-vous comme une enfant gâtée du cinéma?

J. B. : Une enfant gâtée... (Silence.) Oui. J'ai quand même beaucoup de chance. Au départ, vivre est déjà une chance. On a tous nos difficultés, mais je considère que dans la vie, j'ai de la chance. Et peut-être pas seulement à cause de ce métier.

S. V. : A plusieurs reprises vous avez déclaré que vous aviez une revanche à prendre sur votre enfance...

J. B. : Ça dépend dans quel sens on le dit. Ce n'est pas une revanche du genre : « Puisque tu m'as fait ça, je vais te faire ça! » Au départ, c'est plus certainement une envie de reconnaissance par rapport à mon père, et aux gens que j'avais connus ; par rapport à ce que l'on croyait de moi et ce que j'étais réellement. Il ne s'agit pas d'être connue ou de ne pas l'être. Mais plus d'être reconnue en tant que personne autonome.

S. V. : Et d'être aussi reconnue en tant qu'actrice?

J. B. : En tant que personne à travers un métier : en l'occurence, actrice ! Mais cela aurait pu être la peinture; n'importe quel moyen d'expression ! Pâtissière aussi, par exemple.

S. V. : Pour vous être acteur, c'est un métier, un artisanat ou un art?

J. B. : Moi, j'ai toujours pensé que j'étais un outil !

S. V. : Vous avez également employé l'expression de « petit serviteur »...

J. B. : Un petit serviteur. (Silence.) Oui, c'est ça ! A un moment donné, on est au service d'une histoire et d'un rôle. C'est comme une voiture. On la conduit, puis, quand c'est fini, on en sort, et l'on rend les clefs. J'ai vu en projection The English patient, le film que j'ai tourné au début de l'année avec Anthony Minghella. J'en ai parlé avec mes agents. Il y a des choses que je ressens au montage, mais que je ne veux pas dire au metteur en scène, sinon, je deviens metteur en scène moi même ! C'est son travail. Moi, j'ai fait mon travail ; le mieux et comme je le pouvais ! Je ne vais pas essayer d'aller faire changer les choses, à moins qu'il ne me le demande. Auquel cas, c'est différent.

S. V. : Pour vous le film est un prétexte. A la limite, le résultat ne vous intéresse pas ?

J. B. : Eh, bien oui ! En général, je vois un film une seule fois, et c'est suffisant. Je vis le film quand je le fais. Après, cela ne m'appartient plus, et, quelque part, ça ne m'intéresse plus.

S. V. : Vous n'éprouvez pas, comme beaucoup d'acteurs, le besoin de passer à la réalisation ?

J. B. : Je n'en sais rien. En ce moment, je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne sais pas si je pars sur les routes, au théâtre, pendant cinq mois, et si je ne vois plus personne, mis à part ma famille et mes proches. Ou bien si je vais tourner Mademoiselle Julie, ou je ne sais quoi, aux Etats-Unis. Pour l'instant, je suis dans une espèce de « no man's land ». C'est une période d'inertie, mais qui m'est nécessaire pour pouvoir ensuite agir. Et ça, c'est une chance, car j'ai la possibilité de choisir. Au départ, cela m'est parfois arrivée de ne pas avoir cette possibilité là, parce qu'il fallait payer la note d'électricité, et puis qu'il fallait pousser, quoi !

S. V. : Maintenant, vous pouvez vous hâter lentement...

J. B. : Oui. Mais je trouve que plus ça va, et plus mes choix deviennent difficiles. Même si j'ai toujours été assez exigeante dans les choix que j'ai fait ; parce que ma réussite professionnelle est complètement liée à ma réussite personnelle, et que je ne peux pas dissocier les deux ! Je ne le pouvais pas non plus auparavant, mais disons que je le prenais beaucoup plus sur moi, comme dans Damage ( Fatale, de Louis Malle), par exemple ; ou même dans d'autres films. Des difficultés, de toutes les façons, il y en aura toujours, jusqu'à la fin de ma vie. En ce moment, en tout cas, je n'ai pas envie de faire trop de concessions, comme j'ai voulu en faire avec le film de Claude Berri sur Lucie Aubrac... Je me suis cassée le nez. Et ça m'a montré quelque chose.

S. V. : Vous avez été virée de ce film, alors que vous aviez le rôle titre. Cela vous marque encore ?

J. B. : J'ai beaucoup pleuré. Maintenant, j'en ris beaucoup. Il y a le sourire qui arrive. (Rires.) Et il n'y a pas de contraire au sourire. Il n'y a que le sourire.

S. V. : Et vous vous dites que, de toute façon, c'était un film commercial, et que ce n'est pas si grave ?

J. B. : Ah ! non, je ne me dis pas ça du tout ! Si j'ai eu envie de le faire, c'est que ça avait un sens pour moi. Tout d'abord, parce que j'ai découvert la résistance à travers ce film, et puis, j'ai eu une liaison forte avec Lucie Aubrac. Qu'il s'agisse ou non d'un film commercial, cela m'est égal ! Ce n'est pas ça qui me fait choisir un film. (Coupure.)

S. V. : Vous avez donc complètement digérée cette mise à pied ?

J. B. : Oui. Il n'y a plus d'acidité qui me vient. C'est du passé. Et je ne peux même pas lui en vouloir... (Rires.) Il m'a donné du temps en me virant, et aussi de l'argent, car il a bien été obligé de payer une partie de mon contrat. Ce qui fait que j'ai pu m'occuper de fond en comble de ma nouvelle maison. J'ai planté ma racine ! Si j'avais tourné le film, je n'aurais pas pu le faire vraiment. Donc, tout est bien qui finit bien. C'est sans comparaison avec ce que peuvent vivre des tas de gens aujourd'hui... Mais, jouer dans un film est tout de même très particulier. Il y a une préparation. Tout un bouillonnement. Et ne pas réaliser ce que l'on a imaginé, tout ce que l'on a mis en branle en soi, c'est douloureux ! Cependant, cela m'a permis de me détacher, de me poser des questions par rapport à ce qu'est la possession et l'oeuvre ; et comment on s'investit ! J'ai tendance à m'investir beaucoup et à faire confiance très vite. Et se poser des questions, c'est ce qu'il y a de mieux sur terre.

S. V. : L'important, ce ne sont pas forcément les réponses ?

J. B. : Oui, les questions, c'est plus porteur.

S. V. : Vous définissez-vous comme actrice? Ou est-ce pour vous quelque chose de factice ?

J. B. : Oui, je suis actrice. Je raconte des histoires. Mais peu importe les définitions ! Ce qu'il faut c'est s'exprimer, que tout le monde s'exprime le plus possible ; et puis transformer ce que l'on porte en soi de violence et de révolte pour les exprimer d'une autre façon que par une baffe ou une agression. Il y aurait déjà moins de guerres...! Au départ, quand je jouais, c'était plus par rapport à moi, dans un sens où j'avais justement des choses à exprimer de mon enfance, de mes difficultés, mais aussi de mes joies. Et plus ça va, moins c'est vers moi, et plus vers les autres. Si je choisis un film, je me pose des questions : « Qu'est-ce que cela peut apporter aux gens ? Qu'est-ce que cela dit ? Et, à la fin, quelle est la morale de l'histoire ? » Comme dans les fables de La Fontaine. J'ai besoin de ce côté moral, sinon je n'ai pas l'impression de faire (entre parenthèse) mon « devoir ».

S. V. : Vous parliez tout à l'heure de résistance, à propos du film de Claude Berri. Pour vous, résister est toujours d'actualité ?

J. B. : Je crois que la résistance a existé à tous les moments et à toutes les époques.

S. V. : Quand vous voyez la montée d'un certain fascisme en France, n'avez-vous pas envie de réagir par rapport à ça ?

J. B. : Si ! C'est ce qui paraît le plus évident. Mais, je crois que le fascisme n'est pas forcément que chez les fascistes. Il est bien plus insidieux, bien plus difficile à détecter qu'autrefois. A l'époque de la guerre, il y avait les bons et les méchants, et on les voyait. Il y avait également les lâches. Et les entre-deux. Maintenant le danger est beaucoup plus important, parce qu'on ne le voit pas toujours.

Tout dépend comment l'on perçoit les choses, mais je trouve la télévision de plus en plus dangereuse. Le journal de 2O heures, combien de gens voient ça ? C'est une espèce de messe. Il n'y a plus de messe le dimanche matin, mais il y en a une tous les soirs, où l'on nous raconte les horreurs, mélangées en général au dîner familial. Pour moi, tout ça, c'est du poison ! La nourriture que l'on nous vend n'est peut-être pas chère, mais elle est sans couleur et sans odeur. Une espèce de nourriture morte. Et l'informatisation à outrance ? Je trouve aussi que c'est du fascisme.

S. V. : Et à travers le cinéma, arrivez-vous encore à vous révolter ? On a l'impression que vous vous orientez vers des choix de plus en plus commerciaux. Vous avez même tourné une publicité pour un parfum...

J. B. : Lancôme n'était pas en contradiction avec ce que j'avais commencé à faire. Je me suis dit : « Je vais avoir trente ans et quelques années. (J'en ai 32, aujourd'hui.) J'ai un enfant et tout... » Il y a un côté stabilité qui m'a bien plu. Et c'est vrai que maintenant, grâce à Lancôme, je ne suis pas acculée à choisir n'importe quel film. Cela me donne un recul. Ce qui me plait dans Lancôme, c'est que cela parle du soleil. Et puis, c'est un parfum, quelque chose qui a un rapport avec un sens et les sentiments. Mes premiers souvenirs avec ma mère, c'est son parfum, qui s'appelait je crois « Femme », de Rochas. Je trouve que cela porte quelque chose. C'est souvent en forme de cadeau. C'est lié à une histoire d'amour...

S. V. : Avez-vous l'impression de plus jouer au cinéma ou dans votre vie ?

J. B. : Eh bien, ni l'un ni l'autre. Je n'ai ni l'impression de faire du cinéma dans la vie, ni au cinéma. (Rires.) Disons, que j'ai l'impression d'enlever des couches, comme quand l'on épluche les oignons ; on retire d'abord la peau, puis les petites pelures, jusqu'à ce que cela devienne presque transparent, afin d'obtenir le plus de clarté possible. Pour que les gens lisent à travers vous.

S. V. : A propos de transparence, on a le sentiment que vous n'êtes pas sortie indemne de votre rencontre avec Léos Carax, que vous vous êtes tellement mise en danger que maintenant, ça vous fait un peu reculer...

J. B. : Non, je ne le crois pas. Je suis partie, parce que pour moi, la vie et l'humain sont plus importants que tout, et j'ai trouvé, à un moment donné, que les choses n'étaient plus à leur place. Le cinéma c'est juste un moyen d'expression. Ce qui est important, c'est ce qu'il y a d'humain, et comment l'on traite les gens. Les moyens sont aussi importants que le but !

S. V. : Il y avait quand même chez vous à cette époque un processus d'autodestruction ?

J. B. : Pas du tout !

S. V. : C'est l'image en tout cas que vous pouviez renvoyer...

J. B. : Mais, destruction dans quel sens ? Et par rapport à quoi ?

S. V. : Par rapport à votre romantisme, à votre mimétisme et à votre jusqu'au-boutisme...

J. B. : Au départ, je peux être une fille vraiment influençable. Sur « Mauvais sang », j'ai été fascinée par le travail de Léos, et complètement en osmose. Mais, sur « Les Amants », il y a eu quand même une prise de conscience de ce que je voulais faire et exprimer, et donc un travail plus en commun, plus parallèle. Jusqu'au moment où... (Silence.) Je crois que l'on doit être indépendant ! Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas vivre ou être ensemble, mais l'indépendance est primordiale dans la vie. Je l'ai compris très tôt. A 18 ans, j'étais indépendante, en tout cas financièrement et dans la vie de tous les jours. Mais, moralement, je ne l'étais pas forcément. Cela met longtemps! En tout cas, pour moi, cela a pris du temps.

S. V. : Il y a cette image marquante dans Mauvais sang, celle de l'évanouissement en parachute. Et aujourd'hui, on a l'impression que vous auriez peur de vous évanouir de cette façon là ?

J. B. : Evanouissement... De m'abandonner ?

S. V. : Oui, de vous abandonner...

J. B. : C'est possible. Tout est possible, de toute façon. (Rires.) Donc, je ne dirais pas, non ! Mais, il n'empêche que ce n'est pas ce que je ressens. (Rires.) C'est à dire que l'on peut s'abandonner de pleins de façons différentes. Et je crois que justement sur The English patient, d'Anthony Minghella, il y a un lâcher-prise. J'ai l'impression qu'il a réussi à me faire m'exprimer avec plus de joie et de liberté. Et ce n'est pas facile de jouer, de laisser faire les choses. C'est même ce qu'il y a de plus difficile, quand les choses s'expriment à travers soi, sans qu'on ait la volonté derrière. Et pour ça, je me rends compte que j'ai encore beaucoup de progrès et de travail à faire.

S. V. : N'y a t-il pas plus de vrais rôles au cinéma pour les hommes que pour les femmes ?

J. B. : Je ne suis pas d'accord, surtout en Europe, comparé à un cinéma plus américain et plus commercial. Il y a une tradition de l'homme aimant la femme au cinéma, qui vient de la Nouvelle vague, mais qui existait aussi auparavant. Et André Téchiné, par exemple, avait cette idée quand il m'a choisie pour parler d'une jeune femme qui arrive à Paris. Il y avait une sorte d'autoportrait, comme il y en avait un aussi à travers « Bleu », de Kieslowski. Et qu'un homme arrive ainsi à se transposer dans une femme, moi ça m'a vraiment touchée ! C'est comme dans Madame Bovary, de Flaubert... « Madame Bovary, c'est moi ! » Dans les films avec Léos, ce n'était pas tellement le cas : il se représentait plus à travers Denis Lavant et le personnage d'Alex.

S. V. : Est-ce qu'il vous est arrivé, comme Julie Delpy, de tomber amoureuse de la caméra ?

J. B. : Non. Moi, je crois que c'est à travers l'oeil qui regarde à l'intérieur. La caméra n'est rien. C'est focale. Bête comme chou.

S. V. : A la fin d'une prise, vous cherchez un regard ?

J. B. : Cela dépend des plans, de ce que l'on doit jouer, et de la relation avec l'équipe. Tout peut se transformer tellement facilement au cinéma. C'est là où se situe la magie : dans la relation aux gens avec qui l'on travaille et dans la foi et la confiance que l'on a ! On travaille beaucoup avec l'imagination. Il y a une sorte de mystère, parce que l'on est face à une machine noire et qu'elle capte la lumière ; et il y a forcément un rapport, puisque c'est un oeil qui regarde et que c'est à lui que l'on donne. C'est vrai qu'il m'arrive d'oublier complètement la caméra. Et parfois, au contraire, j'en suis consciente, et autre chose se passe. Il y a une lumière que l'on donne à chaque caméra.

S. V. : Le théâtre a semblé tellement important dans votre adolescence, mais, aujourd'hui, on dirait que vous le fuyez?

J. B. : Pas du tout ! Je ne fuis pas le théâtre.

S. V. : Vous remonteriez sur une scène ?

J. B. : Oui, j'ai envie de faire du théâtre et de me consacrer à un travail plus long. Sur les tournages, il y a une sorte d'efficacité à avoir, car beaucoup d'argent est en jeu. Il n'y a pas vraiment le temps de se tromper, ce que permet parfois le théâtre. Pas toujours, évidemment, parce qu'un certain théâtre ressemble beaucoup au cinéma ; on prend trois noms, on mélange tout ça, et en un mois c'est fait ! Et l'on joue la pièce sur une grande scène. Une scène qui ramasse, quoi ! J'ai envie de concevoir mon travail différemment. L'idéal pour moi serait Peter Brook.

S. V. : Vous n'allez pas écrire un roman, comme Sophie Marceau? Beaucoup d'actrices se découvrent ainsi romancières...

J. B. : Après Rendez-vous, on m'avait proposé d'écrire un bouquin sur moi. Cela ne m'étonne pas. C'est pour faire vendre, ou pour je ne sais quoi ! Chacun fait son bonhomme de chemin. Je n'ai pas lu le livre de Sophie Marceau, peut-être est-il très bien ?

S. V. : Il vous arrive de dire que vous avez trop joué de rôles qui passaient par le silence et que vous aviez envie de...

J. B. :...de me mettre à parler. C'est vrai ! J'ai toujours une espèce de pudeur à parler.

S. V. : Cette pudeur s'exprimait-elle justement par le refus d'accorder des interviews aux journalistes ? Je me souviens de cette fameuse émission de Frédéric Mitterrand où vous étiez invitée et où il n'y avait que votre chaise vide et celle de Léos Carax...

J. B. : C'est tout un autre contexte. Parce que moi, j'étais derrière, dans les coulisses. Et on devait y aller. On attendait Jean-Yves (Escoffier, chef opérateur) qui revenait de Marseille. Je ne sais pas s'il est tombé en panne ou s'il s'est arrêté en chemin, mais il n'est pas venu. Léos n'a pas voulu y aller, parce que Jean-Yves n'y allait pas. Il y avait entre eux un rapport - disons - de frères assez possessifs. Enfin, je ne sais pas très bien ! Et ce qui fait que Léos n'y allant pas et que Jean-Yves n'étant pas là, je ne voulais pas me retrouver seule sur le plateau. J'avais un peu peur d'y aller ! Ce qui fait que je suis restée dans les coulisses, à consoler Léos qui pleurait parce que Jean-Yves n'était pas là ! Et l'émission s'est passée pendant que je consolais Léos... Un quart d'heure avant que cela ne finisse, j'ai fait savoir à Frédéric Mitterrand que je voulais bien venir sur le plateau, mais il a préféré finir seul. Voilà. C'est une situation un peu bizarre. On avait l'impression que nous étions très audacieux, et, en fait, je ne me suis pas du tout sentie audacieuse. (Rires.) Je me suis sentie bête, et pas professionnelle ! Et pour moi, l'idée d'être professionnelle est très importante. C'est comme d'arriver à l'heure et de savoir son texte. Peut-être est-ce parce qu'à l'école j'ai longtemps été avant dernière, et que j'en garde la peur de ne pas être à la hauteur. Il y a toujours chez moi cette peur d'arriver en retard. Quand j'étais petite, j'arrivais toujours en retard à l'école. (Rires.) Je me levais le plus tard possible, je mangeais mon petit déjeuner de travers et je m'habillais dans la rue en courant. Enfin quelque chose dans ce genre. Et depuis, je suis devenue responsable. Aller à l'école, je le faisais pour les autres, tandis qu'être actrice, c'est une décision et une responsabilité. Je ne supporte pas les acteurs qui arrivent en retard. C'est un manque de respect par rapport aux techniciens qui arrivent à la même heure, si ce n'est deux heures plus tôt pour tout installer. Je suis draconienne là dessus. Il faut avoir une certaine philosophie. C'est un métier d'individualités et de personnalités, mais qui travaillent en commun. C'est très différent d'un peintre ou d'un écrivain, qui peut se lever à l'heure qu'il veut et travailler jusqu'à cinq heures du matin, car il ne dépend pas des autres.

S. V. : Quand avez-vous vraiment senti que vous vouliez être actrice?

J. B. : Je suis sûr que c'est un ensemble.

S. V. : Mais est-ce qu'il y a eu un déclic ?

J. B. : Il y a eu une décision. J'ai pris la décision d'être actrice à 17 ans, après avoir joué et mis en scène Le roi se meurt. On avait donné une seule représentation, après une année de travail. Après le spectacle, ma mère était venue me voir, et je lui avais dit : « Ça y'est, je sais quel métier je veux faire ! » Je n'avais plus à chercher. C'était clair. Je me souviens d'ailleurs d'une fille qui était dans la même classe que moi. Après le bac, elle m'avait dit : « Toi, tu as de la chance, car tu as une passion. » Ça m'est restée. Et je me suis dit : « On a tous de la chance d'avoir une passion. Pourquoi est-ce que j'ai une passion, et pas elle ? » Parce que j'avais un but. Je le savais, sans le savoir ! Après, ça se confirme. Et ce sont les rencontres qui font aussi que l'on évolue, et que l'on peaufine son désir.

S. V. : L'un de vos professeurs de théâtre vous aurait dit : « On évolue par renoncements. » A quoi avez-vous renoncé pour être actrice ?

J. B. : Il y a beaucoup de choses auxquelles j'ai renoncé en tant qu'acteur. J'ai renoncé au film de Kazan, ça c'est anecdotique. A Cyrano de Bergerac, également. Il y a des tas de films américains auxquels j'ai renoncé, mais il y a des renoncements qui comptent plus pour moi...

S. V. : C'est à dire ?

J. B. : Eh bien, à une certaine liberté dans un couple. (Silence.) Il y a pleins de renoncements, mais je rentrerais dans des choses trop personnelles que je n'ai pas forcément envie de dire.

S. V. :

J. B. : Il y a des renoncements acceptés qui font grandir. On a l'impression que l'on va perdre son âme, et puis, finalement, l'on devient plus léger quand on renonce.

S. V. : Pour reprendre une phrase de Boy meet girl, de Léos Carax : « Est-ce qu'il existe, l'amour qui va vite, très vite, mais qui dure toujours ? »

J. B. : (Silence.) Je crois que le temps n'existe pas, et que l'amour existe. Il sort de lui même dans l'action et l'engagement que l'on prend, ainsi que dans l'intensité que l'on met dans ce que l'on fait. On dit : « Quand on aime, on ne compte pas. » Oui, quand on aime, on sent un peu d'éternité.


¤ Journaliste
A paraitre : Un poulpe, aux éditions La Baleine.


Contacts© Le Chroniqueur, n°3, Janvier 1997, Paris.