Commémoration



Le bonhomme

Schubert

par Michel Bernstein ¤


Il y a tout juste deux siècles naissait Schubert. Une vie courte mais suffisament profuse et prodige pour installer son homme dans son oeuvre et son oeuvre dans le Temps.


SI l'on se réfère au précédent que constitua pour Mozart l'année 1991, on peut prévoir, sans risque d'erreur, que 1997 sera le prétexte à une intense consommation de la musique de Franz Schubert, né en 1797, mort en 1828 à l'age de trente-et-un ans. Les interprètes, en quête d'opportunités, et les ingénieurs en programmation qui livrent clefs en mains des manifestations aux édiles soucieux d'action culturelle, ne sauraient ignorer une aussi profitable occasion. Mais au delà d'une exploitation médiatique et parfois démagogique que suscitent de tels événements, c'est aussi le lieu d'élargir les connaissances, de réaliser l'inventaire et de remettre en cause certaines idées reçues.

Dominique Boll
Dominique Boll

La musique de Schubert appartient à notre vie quotidienne. Ses thèmes à la frappe de médaille sont dans toute les mémoires : la Truite, la Symphonie inachevée, le Quatuor Rosamunde, le troisième Impromptu, le Quintette à deux violoncelles, les Moments Musicaux, la dernière Sonate pour piano, celle en si bémol, pour ne rien dire des valses et autres marches militaires, ne constituent que quelques exemples d'une musique qui possède ce rare privilège de séduire aussi bien le non initié que le spécialiste le plus érudit. De l'homme, on connaît peu sinon quelques clichés romanesques.

La vie de Schubert ne brille pas d'un éclat bien singulier. L'homme était petit, replet, plutôt laid. Son existence se circonscrit pour l'essentiel dans les limites de la ville et des faubourgs de Vienne. A dix-neuf ans il contracte la syphilis, une maladie incurable fréquente à l'époque qui conduisait à la dégradation physique et à la mort certaine, mais c'est le typhus qui emporta le musicien, lui épargnant ainsi les effroyables souffrances d'une longue et douloureuse agonie.

On représente volontiers Schubert sous les traits d'un visionnaire à demi inculte, insouciant et buveur, composant d'instinct ses Lieder sur le coin d'une table de café pour les oublier aussitôt. Pourtant les amis du compositeur, qui sont eux-mêmes des gens cultivés, juristes, poètes, écrivains, témoignent de la pertinence de son jugement, de la justesse de ses vues et de la gravité avec laquelle il parle de son art et en particulier de ses Lieder. La petite société dont il est le point de convergence ne se contente pas de faire de la musique - les fameuses schubertiades - mais lit des pièces de théâtre, des vers, ou discute d'histoire, voire de philosophie. Les quelques traces du Journal de Schubert qui nous sont parvenues, ainsi que sa correspondance, traduisent les pensées profondes d'un homme d'une haute élévation morale, non dépourvu de sentiment religieux et préoccupé par l'idée de la mort. De ce que le choix des poètes qu'il retient pour ses Lieder est parfois inégal, on lui fait grief d'un manque de savoir, sans reconnaître qu'il a été le miroir de la poésie et des goûts de son époque, qu'il n'a pu disposer de notre recul historique et critique, et qu'une image fulgurante dans un texte médiocre peut engendrer parfois une musique sublime. Est-il vraiment si inculte l'adolescent qui choisit dans le Faust de Goethe le poème de son premier chef d'oeuvre ?

Les tentatives du musicien pour se rapprocher du poète contredisent ces préjugés. Dés le printemps 1816 - alors qu'une trentaine de Lieder sont déjà composés sur des thèmes de Goethe -, Schubert et ses amis soumettent à celui-ci le projet d'une vaste anthologie de Lieder allemands. Dans sa lettre d'accompagnement, le jeune Joseph von Spaun précise : « ... la collection comportera huit cahiers. Les deux recueils initiaux (dont le premier vous est envoyé à titre de spécimen) sont consacrés à des poèmes de Votre Excellence, le troisième contient des poésies de Schiller, les quatrième et cinquième de Klopstock, le sixième de Matthisson, Hölthy, Sallis, etc, et les septième et huitième ceux qui sont les plus remarquables parmi les Chants d'Ossian ». Son excellence ne répond pas et se contente de renvoyer sans un mot le cahier de Lieder qui lui a été soumis. Si Schubert a cherché la caution de celui qui passe alors pour le plus grand poète de langue allemande pour parvenir à une certaine notoriété et se faire publier, sa déception est rude. Elle ne l'empêche pas de continuer pour un temps de recourir à Goethe comme l'une de ses sources de prédilection. Pour nous, en tout cas, le projet montre à la fois la volonté de Schubert de procéder sur un substrat littéraire et son insistance à revendiquer le rôle de « chantre de l'Allemagne ».

Dans l'immédiat, le projet d'édition reste sans suite et il faudra attendre cinq ans pour qu'en 1821, après avoir essayé en vain d'intéresser les éditeurs, Schubert et ses amis se décident à publier des Lieder à leurs propres risques. L'organisation de cette première édition par les soins des familiers du compositeur et sous son contrôle mérite que l'on s'y attarde. Il est significatif que Schubert, dont le catalogue comprend en 1821 plus de six cent compositions, tienne à débuter par ces Goethe-Lieder qui remontent à cinq, six et même sept ans, en spécifiant qu'il désire Erlkönig pour opus 1, Gretchen am Spinnrade pour opus 2. En outre, la préparation de l'édition est pour le compositeur l'occasion de réviser ses oeuvres anciennes, mais aussi de produire de nouvelles livraisons de Goethe-Lieder, les dernières d'importance, comme si, en accédant à la publication, il voulait à la fois prendre congé et se libérer d'une filiation obsessionnelle.

Peut-on encore parler de facilité insouciante lorsqu'un musicien manifeste une telle ténacité dans un projet culturel et lorsqu'il procède avant publication à des révisions qui, pour certaines pièces, peuvent atteindre dix stades ? Ici peut-être réside la clef du malentendu : dans le rapport avec les éditeurs et dans l'état d'inachèvement dans lequel nous sont parvenues un nombre non négligeable d'oeuvres, dont certaines sont sublimes. Beethoven, qui fût pour Schubert le grand modèle qu'il contemplait dans les tavernes sans jamais oser l'approcher, trouvait pour chacune de ses compositions majeures un ou plusieurs éditeurs, à Vienne et dans toute l'Europe. A Schubert, qui leur proposait des compositions instrumentales de grande envergure, les éditeurs demandaient obstinément de la musique facile et vendable, des piécettes et des danses propre à distraire la société viennoise du temps. Près d'un millier de compositions de Schubert nous sont parvenues composées entre sa treizième et trente-et-unième année. A peine plus d'une centaine furent publiées du vivant du musicien. Et c'est ce refus des grandes compositions qui explique sans doute pourquoi Schubert a interrompu la rédaction de certaines sonates ou symphonies qu'il eût sans doute terminées lors de la mise au net s'il avait eu la possibilité de les faire éditer.

Comme tous les grands compositeurs de l'histoire, Schubert a assumé l'héritage en le transformant radicalement. Son précédent est Mozart, dont il emprunte souvent les traits d'écriture. Son modèle est Beethoven qui représente pour lui la modernité et l'ouverture sur l'avenir. Né en plein classicisme viennois, il s'ouvre sur le romantisme dont il est un des premiers à façonner les traits. Aussi parle-t-il souvent un langage audacieux, prophétique et personnel. Son ton est celui du « moi ». Le tragique de sa musique est le tragique de l'homme Schubert, son charme est le reflet de celui que dut prodiguer le musicien, et un certain côté « brasserie » témoigne du caractère gouailleur de l'artiste en la société de ses proches. Pourtant c'est la solitude et l'isolement qui l'emportent : « C'est par mon instinct pour la musique et par mes souffrances que mes oeuvres existent ; celles nées de mes souffrances seules semblent procurer le moins de joie au monde ».


¤ Directeur des éditions musicales Arcana.


Contacts© Le Chroniqueur, n°3, Janvier 1997, Paris.