Vance Caines |
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HIER soir, Ahmad Jamal a vidé la pleine lune dans
la salle Pleyel.
Ah ! Cette salle Pleyel est une boîte à
grands moments. Charlie Parker en 1949 y bouffa les roses d'amour qu'on lui
jetta sur scène, et Monk y fut hué en 54 : pour le consoler,
Marcel Romano l'emmena chez Motsch s'acheter un vrai béret basque.
Donc, Jamal. Majestueux, tout en noir avec un fin collier
neigeux au menton. Son crâne de f¦tus qui a déjà tout vécu
: Ahmad Jamal, on dirait toujours qu'il sort d'une échographie ! Les
clichés n'ont pas la peau dure : une simple vision en direct les épluche.
Il ne suffit pas d'écouter Jamal, il faut le voir. Le voir écouter
sa musique. Il est aux aguets de tout. Il surveille la moindre nuance. Aucune
onde ne lui échappe. Il conduit son petit orchestre comme si c'était
un grand. Karajan à côté est un ivrogne aux gestes
brouillons. Ahmad a beau être accompagné par plusieurs musiciens,
on ne voit que lui. Il les dirige avec une telle poigne qu'on en jouit pour eux.
Le guitariste est sommé d'exécuter manu militari son solo sous
peine d'être décapité sur le champ. Le batteur est sévèrement
réprimandé pour jouer un peu juste un peu trop
fort de sa charleston. Le bassiste n'en mène pas large lorsqu'en un
regard très noir son chef le charge d'une mission à l'unisson de
sa main gauche. Et même le percussionniste, au milieu de sa batterie de
cuisine, obéit comme un robot au doigt et à l'¦il du pianiste
souverain qui désigne telle ou telle cloche, tel ou tel tum, comme un
gourmet pointe sur la carte ses plats préférés. C'est à
croire qu'Ahmad Jamal joue lui même de tous les instruments. En fait,
Jamal joue du musicien : c'est ça son instrument !
Ahmad ordonne et corrige sans cesse. Il se lève
brusquement pour aller engueuler vertement l'ingénieur du son qui a trop
amplifié une partie de son clavier (il se charge lui-même de le
faire plus ou moins sonner) ou même l'éclairagiste qui s'obstine à
braquer un rayon de projo génant sur le violoniste au moment où il
reprend le thème. Heureusement le trompettiste était malade, il a échappé
aux probables remontrances jamaliennes, à moins qu'il ne fût puni,
pour avoir émi, au précédent concert, quelque impardonnable
couac.
Ahmad Jamal n'est plus un jazzman, c'est un Ayatollah !
Au piano, il est d'une autorité qui fait peur. Cette bonne peur que seule
la religion procure. Cet effroi de la foi qui vous refroidit d'amour. Il serait
temps de le dire : Ahmad Jamal est le musicien le plus religieux de notre temps.
Il est musulman : même ses fans ont l'air de l'oublier. Les petits malins
qui prennent bien soin de se rappeler son « vrai » nom sont des lâches
qui savent qu'ils ne risquent pas le coup de poing que Mohammed Ali promettait
quand ont l'appelait encore Cassius Clay. Ahmad Jamal croit en Allah et, plus
grave encore, Allah croit en lui. C'est un pianiste qui swingue en direction de
la Mecque. N'en déplaise aux athées bornés qui passent
outre cette évidence : son jeu de piano est musulman, son sens du blues
est musulman, son toucher est musulman, son génie orchestral est
musulman, son originalité rythmique est musulmane.
Jadis, Jamal était considéré comme
un pianiste d'ambiance chianto-momolle, pour patio de vieux palace que seul
Miles Davis par goût du paradoxe semblait respecter. Il
faisait vaguement flotter son monotone trio dans le flou morne d'un style
pointilleux, sans plus. Aujourd'hui, le plus abruti des amateurs de jazz
et Dieu sait s'il y en a ! est obligé de convenir que l'énergie
d'Ahmad est l'une des plus fabuleuses par laquelle on puisse désormais être
soulevé.
S'il est nécessaire d'écrire à
nouveau sur Ahmad Jamal, c'est qu'il a changé, il est devenu un autre
lui-même, comme ressuscité, en gloire pour tout dire. C'est rare de
ressusciter sans mourir : seule la Vierge Marie a réussi ce prodige.
Ahmad Jamal semble renaître de la mort des autres. Le voici élevé
par les ascensions de ses pairs disparus. Lui qui était si réservé,
si sombre et retenu, il se présente ici visiblement heureux, plein de
cris de joie, explosif.
Ahmad Jamal n'est pas seulement un jazzman intelligent,
c'est un jazzman intellectuel : il pense son art comme tous les artistes réellement
intellectuels devraient le penser, c'est à dire en le réfléchissant
dans des miroirs dispersés aux quatre coins de l'inspiration. Jamal est
obsédé par la structure de ses morceaux, il ne vit que pour la
variation. Il arrive à un âge où la révolution est
comprise par le novateur comme le suprême funambulisme d'un classicisme
victorieux. L'habileté accouche spontanément d'audaces imaginées
pour étonner le Jazz lui-même. Oui, l'essence même du jazz
est sidérée par l'esprit inventif d'Ahmad Jamal. Comme Duke
Ellington, il arrange et dérange ses propres certitudes, il orchestre son
jeu et celui des autres dans la perspective d'une partie infernale de casse-tête
chinois et joyeux. Jamal jubile. Les bons tours qu'il joue à ses gimmicks
personnels font qu'ils lui reviennent en riant d'eux-mêmes. Quelle force
que la bonne humeur quand elle est si artistique ! Ahmad introduit, décale,
reprend, reprise, renverse, relâche, comble, étire chacun de ses
solos. Il est infatigable pour relancer le ronron fût-il génial
de son improvisation. Personne ne peut prévoir ce qu'il va faire.
Le jazz de Jamal, c'est de l'imprévisation.
Jamal aime la danse, mais il la pratique comme une
architecture. Il semble écrire un roman et c'est de la peinture qui sort
de son piano. Bref, il a compris qu'aujourd'hui un grand artiste doit savoir
intégrer tous les arts majeurs et mineurs dans le strict
cadre sacré du sien propre.
Valses exaspérantes criblées de riffs supérieurs
; envolées sublimes ramenées à la raison par breaks
draconiens ; relances des mélodies par la gaieté de quelques
noires saoûles ; précipitations d'arpèges furieux contre un
accord majeur ; trémolos « à la cubaine » éjaculant
dans de la langueur mousseuse ! ... Un bottin de remarques sur les subtiles
techniques d'Ahmal Jamal ne suffirait pas à vider ce qu'il remplit. Ah !
On est loin de ses fameux placages d'accords à la main gauche sur le
premier et le troisième temps qui avaient fait son succès dans les
années 60 ! Ahmad s'est enrichi de nouvelles trouvailles rythmiques et
harmoniques, toutes conçues pour la densité sonore et le viol
d'espace. Son solo, il le construit comme une mosquée : il caresse des
coupoles, il dresse des minarets, balance des faïences et fout des tapis
volants partout.
Dans tous les trous du tempo, Jamal verse du ralenti pur
! ... Ça a duré tout le concert de Pleyel, ces allées et
venues autour du néant adoré. Ahmad Jamal a frôlé de
drôles d'abîmes gorgés de rien, d'un rien divin, tout en zen
de jazz. Et puis soudain, il a disparu sous l'avalanche des applaudissements.
Une femme qui vient de faire énormément
l'amour ressent ensuite, dans la cavité de son vagin, comme un vide laissé
par le manque du sexe de son homme : voilà, à quelque chose près,
ce que la musique d'Ahmal Jamal provoque comme sensation lorsqu'elle s'arrête.
On la sent encore, mais elle n'est plus là.
A écouter :
«The Essence
part 1» (Birdology Polygram, 1995)
«The Essence part 2»
(Birdology Polygram, 1996)