Le credo du boulevard
par Thomas Robache ¤
Le mari, la femme, l'amant sortent du placard.
CHAQUE jour en chaque point du monde, un homme interroge l'art et le soupçonne de cacher la vie ; c'est une intuition honorable d'Antoine Vitez. J'en tire la force de rendre un hommage tardif au théâtre de boulevard. Le théâtre de boulevard, lui, ne cache pas la vie. La vie, il ne la connaît même pas. Il n'en a jamais entendu parler, de la vie. Si les garagistes de Poitou-Charentes à l'occasion du Salon de la clé à molette, les pharmaciens francs-maçons, les RPR non Seguinistes, et les citoyens des bourgs quadrillés par les tournées Karsenty continuent de se ruer le samedi soir dans les rares espaces de liberté boulevardiers, c'est bien parce que la vie, cette salope, est totalement absente de la scène pendant deux heures règlementaires et que ça fait un bien fou. Tout commence par le début... Ah, enfin commencer par le début. Une comédienne de Jean Delannoy ou de Bernard Borderie entre côté cour et s'écrie : « Mes enfants, j'ai une de ces migraines... », puis elle attend poliment les applaudissements. Côté jardin, sur le trottoir d'en face, un comédien qui a merveilleusement joué Georges Lautner déboule en manches de chemises, tape du pied et s'interroge : « Bon sang, est-ce que quelqu'un a vu mes boutons de manchettes. »
A partir de là, tout s'enquille dans la plus délicate harmonie. Les vieux sont gâteux ou sentencieux. Les domestiques sont cons comme avant le chèque service. Les jeunes sont modernes mais reconnaissent finalement les valeurs éternelles. Au coucher de rideau, la famille est sauve... Vaurien chagrin, le persifleur cultivé qui accepte pêle-mêle le long hululement décentralisé, les messes noires d'éclairagistes en service minimum, et les 24 Heures du Mans théâtrales le cul sur un coussin moisi et bien avignonnais, se dépêtre de son fauteuil étroit et hurle : « Ça ne va pas, rien ne ressemble à ça. » Il a raison. Rien ne ressemble à ça et alors !
Il y eut les mystères des cathédrales. Il y a le Ramayana et il y a le No. Toute la Mésopotamie bruit encore des exploits du Gilgamesh. Tous sont la somme d'instants immobiles ou ce qui doit s'accomplir s'accomplit. J'affirme moi que le boulevard est le seul spectacle ritualique français et vous voudriez que je m'adonne à des symboliques asiates ? Dansez boudins boudhiques. Fumez lointains encens. Je veux vénérer l'épouse jalouse, le ministre affolé et la maîtresse vénale. Je veux théologiquement étudier les infinies variations de la sainte trinité, patiemment interpréter le secret talmudique des entrées et des sorties. Je veux attendre, coeur battant, l'effet comique annoncé depuis dix minutes, la catharsis légitime de l'amour conjugal reconstitué au salut final.
A quoi sert un office religieux dont on ne connaîtrait pas les prières. A quoi sert un théâtre dont on ne devine pas les répliques. Je m'énerve, je m'énerve mais il faut que je porte à l'éditeur ces 3 000 signes de ma colère. Bon sang, est-ce quelqu'un a vu mes boutons de manchette ? ... !