FrŽdŽric Roux

Sport



Le dopage est l'avenir du sport

par Frédéric Roux ¤

A la mémoire de Mohamed Benazizza, culturiste et martyr


« 75 %, ou plus, des athlètes engagés à Atlanta auraient pris un produit dopant », pronostiquait un médecin britannique un mois avant les dernières olympiades.


Mokeit
Mokeït

QUE veut l'Homme ? L'Homme veut un spectacle de qualité, et vivre dans un monde meilleur. Que veut la morale ? Empêcher l'Homme d'assister à un spectacle de qualité et le meilleur des mondes d'advenir. De quel droit ? La morale, en l'occurrence, n'a qu'un seul but: entraver notre plaisir. Et quel plaisir plus absolu que celui de courir plus vite, sauter plus haut, lancer plus loin que son voisin de palier, de lui être supérieur et d'être admiré pour cela par la planète entière convoquée pour l'occasion ? Dans ces conditions, on ne voit pas vraiment ce qui pourrait interdire à n'importe quel sportif d'absorber librement n'importe quelle substance qui l'aiderait à améliorer ses performances, sinon une morale désuète qui n'a plus cours dans la réalité spectaculaire et marchande où se déploie le sport en sa totalité.

Quelques voix plus au fait de la réalité contemporaine et de son obligatoire modernité se font jour pour demander la suppression du contrôle antidopage. On concédera sans peine à ses partisans qu'interdire des produits indétectables améliorant, sans doute possible, les performances dans le cadre d'une activité qui ne reconnaît que la performance est stupide en soi et ne peut être que sans effet. Monsieur André Alphen, chef des informations au quotidien L'Equipe, s'est fait le porte-parole de cette position dans les colonnes du Monde du 19 juillet dernier. Si l'on admire pour l'occasion sa lucidité, on lui reprochera une certaine timidité (que I'on espère feinte) dans le propos.

Pourquoi donc ne pas, purement et simplement, autoriser le dopage puisqu'il est autorisé de fait ? Légiférer sans tenir compte de la réalité est absurde. Pourquoi même ne pas l'institutionnaliser, pourquoi surtout ne pas en recommander l'usage ? A partir du moment où le sport est l'idéologie dominante rêvée de notre monde, donc de son avenir (il a été nécessaire d'avoir recours à la photo-finish pour départager les finalistes, la publicité semblait nettement en tête jusqu'à la sortie du dernier virage, mais elle ne s'occupait ­ fatale faiblesse ­ que de tenter de rendre les marchandises humaines alors que le sport présente l'avantage de réussir à faire de l'humain une marchandise), on ne voit pas quelle instance pourrait simplement vouloir s'y opposer sans courir sa perte.

Il semblerait, aux dernières nouvelles, que le sport soit le moyen le plus efficace de cohésion sociale du moment, chacun peut le vérifier par lui-même sur les stades et sur les écrans. Dans ces conditions, essayer de s'opposer pour des raisons soi-disant morales au progrès que la pharmacopée et bientôt la génétique mettent à sa disposition est tout bonnement réactionnaire, sinon immoral.

Ne dit-on pas que le doping améliore les performances ? Qui se déclarerait aujourd'hui contre une amélioration, quelle qu'elle soit ? Rien ne peut s'opposer à la liberté de chacun ni au progrès. Charles Biétry, le Monsieur Sport de Canal +, la chaîne emblématique de notre devenir, l'a bien compris qui, au spectacle de deux jeunes filles tentant par tous les moyens en leur pouvoir de se défigurer (ce que, d'ailleurs, elles réussissaient parfaitement), s'exclamait: « Il est interdit d'interdire ! » Les dix commandements sont de peu de poids face à la seule injonction du « pay per view »... Il n'est rien, de nos jours, qui puisse être mis en balance avec la liberté dont nous jouissons si ce n'est la fraternité (qui, bien que concurrentielle, est la norme qui régit les rapports des sportifs entre eux...) et l'égalité ; l'autorisation du dopage serait, sur ce plan aussi, un progrès non-négligeable puisqu'elle mettrait fin à l'injuste inégalité entre utilisateurs d'un dopage indécelable mais cher et ceux d'un dopage bon-marché aisément décelable. Accessoirement, la science a tout à y gagner, de la même façon que le sport automobile contribue un peu plus chaque jour à l'amélioration de nos véhicules (air-bag, toit ouvrant, condamnation centralisée des portes), la recherche médicale de pointe ne pourrait tirer de l'expérimentation sur des cobayes de si haut niveau que des enseignements sans commune mesure avec ceux dont elle peut se vanter aujourd'hui. Ne vient-on pas de découvrir que l'injection de Testostérone massivement utilisée par les sprinters améliorait l'état des grabataires et des malades du sida avec, il est vrai, les quelques dangers que l'on peut déplorer dans l'état actuel de nos connaissances (cancer prostatique, insuffisance cardiaque, rénale ou hépatique sévère) ? Un autre des effets secondaires de ces traitements est le rajeunissement de ceux qui l'expérimentent ou du moins, pour l'instant, le rallongement de leur carrière, le meilleur exemple étant celui de Linford Christie qui finira par remplacer Dorian Gray dans nos mythologies personnelles. Et l'on voudrait nous empêcher d'accéder à la jeunesse éternelle ! S'il semblerait que de si judicieuses ordonnances puissent suspendre le temps il est, en revanche, hors de question que l'Histoire revienne en arrière et que l'on applaudisse des sportifs qui ne seraient ni meilleurs ni plus beaux que ceux des années trente. Que l'on propose à l'homme de la rue les photographies de Frankie Fredericks avant et après traitement et l'on verra si le commun n'a pas une vision juste parce que définitive de l'avenir et du progrès.

Il est aisé de critiquer l'évolution des morphologies sportives en la comparant, par exemple à celle des culturistes féminines, mais il suffit de confronter ces dernières à des canons anciens pour se rendre compte que la beauté est définitivement du côté de Cory Everson et consorts. Moins anecdotiquement, assimiler le doping aux drogues est un argument qui s'effondre de lui-même si on l'examine avec un tant soit peu de sérieux. Les drogues illégales (pour celles qui ne le sont pas, l'appellation ne se justifie pas) désocialisent, c'est là leur fonction sociale, alors que le doping est le meilleur allié de la conformité sociale de l'adhésion aux modèles mis en place par l'économie qui nous régit avec bienveillance et sagesse. Qui, là encore, voudrait revivre un monde où les affrontements guerriers sèment la mort et la destruction alors que ceux-ci se règlent désormais sur des modes ludiques et électroniques consentis par tous ?

Que l'on cesse donc de nous casser la tête avec la soi-disant pureté du sport qui n'est qu'illusion et l'idée d'une « nature » qui n'a jamais existé depuis que l'Homme lui a imposé sa loi. Que 1'on autorise enfin les sportifs à assumer librement leur destin qui est de nous distraire et de nous servir d'idoles. Si la mort ou la maladie peuvent les surprendre dans l'exercice de leur sacerdoce, ayons toujours présent à l'esprit qu'elles sont, aussi, notre horizon et que nous les affronterons, pour notre part, sans gloire.


¤ Ecrivain, ancien boxeur, critique d'art
Derniers ouvrages parus :
Mal de Père, Flammarion
L'introduction de l'esthétique, L'Harmattan.


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.