L'étrange campagne du Pape
par Philippe Sollers ¤
Jean-Paul II et la fille aînée de l'Eglise : récit d'une liaison...
UN ami jésuite me dit : « Regardez cette campagne récente de Jean-Paul II en France, c'est un modèle de stratégie. D'abord, la mise en place du leurre : Clovis, le baptême de la France, "fille aînée de l'Eglise", à Reims. Nous sommes en 496. Du moins, on fait semblant. Tout le monde tombe dans le panneau, les historiens travaillent, contestent la date en question, on oblige les médias à se mobiliser là-dessus, à publier des cartes de l'époque, à s'interroger sur la personnalité de Clovis, sur sa femme Clothilde, sur la réalité de sa conversion, etc. Les éditeurs s'en mêlent. A partir de là, livres pour ou contre Clovis, mobilisation des libre-penseurs, intoxication facile, vraiment un travail d'enfant.
Les foules populaires sont réceptives, les médias moins. Le Pape est malade, on lui conseille de démissionner (comme si un Pape pouvait démissionner ! mais non, voyons, son agonie en état de sainteté est exigée par le spectacle ! ), sa tumeur se développe, on va parler d'appendicite, bon. L'opinion est quand même très hostile, on en revient toujours aux questions d'avortement et de préservatifs. Embryons et sida occupent tous les esprits dès qu'apparaît Rome. C'est fatal : après Clovis, les fantasmes sexuels. On doit donc s'attendre à une grande manifestation laïque. Les uns défileront à Valmy, comme s'ils étaient en 1792, les autres à Paris, pendant que les grandes manoeuvres se dérouleront à Tours, Rennes et Reims. Tout se met en place avec une déconcertante facilité. On dirait du Clausewitz expliqué aux familles. A partir de là, les choses sont simples. On s'attend à voir un Pape mourant ? Il est seulement très fatigué. On croit qu'il va embrasser Le Pen ? Il le récuse. Il devrait faire des discours moraux, musclés, sabre et goupillon, retour de l'ordre moral ? Rien de tel : de l'onction, de l'humilité, de l'amour. Il y a beaucoup de monde pour lui, assez peu, finalement, pour les contestataires. Bien entendu, nous avons pris nos précautions. Nos agents ont depuis longtemps infiltré les anti-papistes les plus acharnés. Que convenait-il de leur faire faire ? Un maximum de fautes de goût : la photo du Pape avec le mot "haine" en surimpression; l'apparition d'un faux Pape ; des slogans choquants du genre : "l'appendicite vaincra", ou, mieux encore, celui-ci, plus féministe : "pas ce soir, Jean-Paul, j'ai mes encycliques", des images de guillotine tranchant la tête du pauvre vieillard ; des jets de caoutchouc sur les passants au son de : "la capote, pas la calotte". Bref, le cirque. Avouez que ça a été merveilleusement orchestré. On a obtenu un résultat de carnaval, pendant que Sa Sainteté pouvait se payer le luxe de se prononcer en faveur des immigrés et, surtout, de la trinité sacrée Liberté, Egalité, Fraternité. Un magnifique succès, par conséquent, pour notre nouveau département de la communication. Vous connaissez le jeune et dynamique directeur qui en a pris la charge : peu de gens savent qu'il est Chinois. Il y a encore des progrès à faire, mais c'est un excellent début. L'essentiel était de déclencher un contre-feu par rapport aux grandes cérémonies ayant entouré la mort de Mitterrand. Le truc à Notre-Dame devait être poussé à bout. L'enterrement à Jarnac, les deux familles, la voilette de la clandestine, tout ça, nous laissait sur notre faim. Il y avait eu, aussi, une tentative bizarre du côté de Vercingétorix, Mont-Beuvray, gauloiserie sournoise. On nous dit Vercingétorix ? Nous répondons Clovis. On nous prend Notre-Dame ? On riposte à Reims. On célèbre la Révolution française et les Droits de l'homme ? Nous aussi. Avouez que la confusion est gentiment à son comble. Bien joué ! A votre santé ! Dans l'avion du retour vers Rome, le champagne coulait à flots. Sa Sainteté était gaie. Elle était surtout amusée par les performances d'Act Up et du Réseau Voltaire. "Quelle dépense d'énergie !" a-t-Elle dit, ravie."Au fond, ils m'aiment !" J'en ai profité pour attirer son attention sur la manifestation de Valmy. "Ces chers Francs-Maçons ?, a dit le Pape, il faut leur envoyer des bonbons". J'ai alors rappelé à Sa Sainteté qu'un grand écrivain français était présent en 1792 à Valmy, un général artilleur du nom de Laclos. "Le merveilleux auteur des Liaisons dangereuses ?" "Lui-même." "Il faut que je le relise", a dit le Pape, "ces Français ont quelque chose de spécial. Voltaire, Laclos... Ah, les braves gens !" Après quoi, il s'est endormi. Voilà, c'était la campagne Clovis ! »
Mon ami Jésuite est marrant, je l'aime bien. C'est un Sénégalais plein d'esprit. Il y en a comme ça un certain nombre à la Compagnie. On n'a pas fini de rire.
¤ Cité du Vatican, 25 septembre 1996
En exclusivité pour Le Chroniqueur
Dernier ouvrage paru : Sade ou l'être suprême, Gallimard.