Roland Topor

Nouvelle



LA DEUXIEME VOIX

par Roland Topor ¤

Honoré

L'INSPIRATION vint à Hédon, alors qu'assis devant le seuil de sa boutique, il suivait d'un oeil distrait l'évolution des mouettes dans le ciel rose.

« Si j'étais maire, j'achèterais en France mille perdreaux et mille cailles que je lâcherais dans l'île, si bien que les chasseurs de Kouros auraient enfin sur quoi tirer ! »

Le gibier, tant à poil qu'à plume, fait cruellement défaut à Kouros, minuscule île des Cyclades où l'on allait élire un nouveau maire.

Hédon prit son père à témoin, tandis que le vieux remplissait les verres d'ouzo.
­ Vois-tu, papa, si j'étais maire, je ferais venir mille perdreaux et mille cailles de France, et il y aurait du gibier pour tout le monde. Le vieil Agaton hocha sa tête, au front plissé par l'effort intellectuel.
­ Quand j'étais jeune, il restait encore quelques lièvres mais personne n'a jamais rapporté un perdreau ou une caille dans sa gibecière.
­ A force de tirer sur tout ce qui bouge, les chasseurs ont tissé leur propre malheur. Maintenant il convient de repeupler. Mille perdreaux et mille cailles pour commencer, après on verra.
­ Avec un tel programme, je voterais pour toi, c'est certain. Tu as donc l'intention de te présenter ?
­ Où est-ce qu'il va se présenter? demanda Elias, le fils cadet, occupé à ranger des pots de peinture derrière la porte du magasin. Hédon réaffirma son programme d'une voix plus forte, pour que son frère l'entende, bien sûr, mais aussi parce que sa conviction augmentait.
­ Pourquoi en France ? argumenta Elias, et pas en Allemagne, en Italie, ou même en Hongrie ? Il paraît qu'ils cassent les prix, en Hongrie.
­ Oui, mais la France a la meilleure qualité, c'est connu. Elias abandonna son travail et vint vider un verre d'ouzo.
­ Tu me prêteras ton fusil ? Hédon opina vigoureusement.
­ Il te suffira de bien viser : poum! poum! Un perdreau, une caille!
­ Voilà ce que j'appelle un programme, jubilait le vieux, épanoui, un vrai cadeau des dieux ! Qui voudrait s'opposer à un si généreux dessein ? Tu ne voteras pas pour lui, Elias ? Elias considérait son frère avec une admiration teintée d'envie.
­ Evidemment que je voterai pour lui ! Plutôt deux fois qu'une. Mais mille perdreaux et mille cailles, combien ça va coûter, en France ? Hédon eut un geste insouciant.
­ Il ne s'agit que d'un placement, puisque les oiseaux finiront dans nos assiettes. Sans compter qu'ils vont se reproduire et que ce ne seront plus mille perdreaux et mille cailles, dans quelques mois, mais deux mille, cinq mille, peut-être !
­ Va t'inscrire sur la liste, l'interrompit Agaton, et tu seras élu. Ton frère votera pour toi, ton père votera pour toi, tout le monde votera pour toi !
­ Moi aussi, je voterai pour lui, déclara Nikos le Méchant, émergeant de sa cachette derrière les caisses, où il écoutait la conversation. Que ma main droite se dessèche et que ma main gauche triple de volume si je mens!

Nikos le Méchant n'était pas méchant, juste un peu bizarre. Sa cervelle fonctionnait de façon fantaisiste depuis que, trente ans auparavant, son père lui avait flanqué un coup de rame sur le crâne, en essayant de le repêcher quand il était tombé du bateau. Sa silhouette simiesque, sa démarche entrecoupée de brusques gesticulations et sa voix caverneuse effrayaient les enfants. Depuis longtemps, à Kouros, on menaçait ceux qui refusaient de manger leur soupe ou qui faisaient des caprices, de les livrer à Nikos le Méchant. D'ailleurs, ce surnom était surtout commode pour le distinguer de Nikos le Riche, de Nikos le Malin et de Nikos le Boiteux.
Hédon lui tendit un verre d'ouzo, et condescendit même à trinquer.
­ Au nouveau maire ! s'écria Nikos, électrisé.
­ Au nouveau maire ! reprirent-ils en choeur. Puis Nikos le Méchant entama une danse guerrière avec une telle ardeur qu'il renversa son verre et tomba sur le cul.




Pourtant Hédon ne fut pas élu.
Le dépouillement du scrutin le crédita, en tout et pour tout, de deux voix. D'abord, il crut à une erreur de calcul, puis à une conspiration. Il dénonça une ignoble fraude électorale. Mais après avoir procédé à une enquête serrée auprès des membres du conseil municipal, il dut se rendre à l'évidence : sans irrégularité, sans triche, il n'avait obtenu que deux voix.
Or Hédon savait pertinemment qu'il avait voté en faveur de sa propre candidature.
Ne restait donc qu'une seule autre voix.
La désaffection de l'idiot, probablement involontaire, ne le troublait pas outre mesure.
Mais de son frère ou de son père, lequel avait trahi ?

Une âpre explication familiale eut lieu au cours du dîner. Elias ne se fit guère prier pour avouer avec une nonchalance déconcertante :
­ Eh bien oui, là, j'ai préféré voter pour Nikos le Riche ! Pas la peine d'en faire une telle histoire, on est en démocratie ! Avec sa fortune, il pourra acheter autant de perdreaux et de cailles qu'il faudra. J'ai voulu t'économiser de l'argent. On ne vend pas tellement de peinture en ce moment, les affaires n'ont jamais été aussi mauvaises !
­ Tu as toujours été jaloux de moi, gronda Hédon.Tu craignais que je ne devienne maire. Agaton arracha une touffe de cheveux blancs qui résistait héroïquement à la calvitie depuis l'époque des Colonels.
­ Malheur sur moi ! Je n'ai que deux fils et ils se déchirent comme deux coqs dans un poulailler ! Si votre mère vous entendait, elle mourrait une seconde fois !
­ Je savais que tu ne serais jamais élu, plaida Elias. Ma voix ne t'aurait été d'aucune utilité. II n'y a plus de chasseur dans l'île. Ils sont tous écolos. D'ailleurs, moi non plus, je n'aime pas la chasse.
Agaton se mit à pleurer.
­ Malheureux fils, tu ne peux compter que sur ton vieux papa !
N'aie confiance en personne, ici-bas.
Mais sois grand, sois généreux, embrasse ton frère, pardonne !
­ Je n'ai plus de frère, déclara sourdement Hédon. Je lui interdis dorénavant de s'asseoir dans mon fauteuil, devant le magasin.

Le lendemain de l'élection de Nikos le Riche, Nikos le Méchant vint se planter devant la boutique d'Hédon, et il jeta l'émoi parmi les marins qui rentraient avec leur pêche matinale en tirant deux coups de fusil en l'air. Ayant provoqué le degré d'attention souhaité, il se lança dans un discours confus, d'où il ressortait cependant qu'il s'estimait gravement lésé. C'était lui qui avait voté pour Hédon, Agaton mentait, et puisque personne ne voulait le croire, il avait l'intention d'entamer une grève de la faim d'une durée illimitée.
Après quoi, escorté par le cortège goguenard mais craintif des gosses, il regagna sa cahute située au pied de la colline, derrière le port, et s'y enferma.

Au bout de trois jours, durant lesquels il ne reparut pas, on fut bien obligé de prendre au sérieux ses menaces. Allait-on laisser le simple d'esprit crever comme un chien ? Le nouveau maire, très ennuyé de voir son mandat débuter aussi mal, alla rendre visite à l'irréductible, accompagné de tout le conseil municipal.
Malgré les exhortations, les promesses et les menaces, il refusait d'ouvrir sa porte. On dut l'enfoncer.
Nikos le Méchant gisait sur sa paillasse, les bras croisés dans une attitude résolue, les yeux luisants de fièvre.
­ Laissez-moi mourir, puisque ma voix ne compte pas. Ma vie n'a plus d'importance.
Il refusa tous les plats appétissants et tous les fruits qu'on agitait sous son nez.
­ Ma décision est irrévocable.
Nikos le Malin, qui n'avait pas volé son sobriquet, réclama le silence puis plaida en ces termes :
­ Nikos le Méchant, ton combat est juste. II fait honneur à la démocratie, inventée dans notre patrie, dont le principe de base reste « un homme, une voix ».
Tu as subi un grave préjudice, qui est cruellement ressenti par tous les démocrates de Kouros. Aussi, afin de le réparer, le maire et le conseil municipal, ici-présents, ont décidé de reconnaître officiellement ta qualité de deuxième voix.
Désormais, nul autre que toi, à Kouros, ne pourra prétendre avoir voté pour Hédon. Es-tu satisfait ?
Un sourire de pur bonheur illumina le visage émacié de l'innocent, et il se jeta sur les mets épars autour de sa couche.

Agaton somnolait dans le fauteuil devant la boutique. Hédon le secoua sans ménagement.
­ Allez, oust ! Décampe, vieillard indigne. Tu souilles cette place honorifique en y reposant ton postérieur infâme.
Agaton se leva péniblement.
­ N'oublie pas que je suis ton père, balbutia-t-il.
­ Je n'ai plus de père, il est mort au moment où il a glissé son bulletin dans l'urne. A la seconde même où il m'a trahi.
­ Je ne t'ai pas trahi, pleurnicha le vieillard, je ne voulais pas que tu nous quittes, que tu sois tout le temps fourré ailleurs. On était si bien, en famille, tous les trois au magasin...
­ Va au diable ! sanglota Hédon. Tu ne vaux pas plus cher qu'Elias et les autres. Je n'ai plus de famille.
­ Mais moi, j'ai voté pour toi, intervint Nikos le Méchant. J'ai tenu ma parole, c'est officiel. Un homme, une voix, deux hommes, deux voix.
­ Tu as raison, murmura Hédon. Tu es le seul auquel je puisse me fier. A partir d'aujourd'hui, tu seras à la fois mon père et mon frère. Je te permets de t'asseoir dans mon fauteuil. Tu le mérites.

Nikos le Méchant ne se le fit pas répéter.
Il s'installa voluptueusement sur le siège agrémenté d'un coussin brodé.
­ J'ai soif, dit-il.
Hédon lui versa trois rations d'ouzo dans un grand verre : une pour lui-même, une pour Agaton, une pour Elias.
­ Un homme, une voix, commenta Nikos le Méchant, d'un air malin, une voix, trois rations !


¤ Dernier ouvrage paru : Jachère-party, Julliard.


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.