Yann Moix

Musique



Technocratie

par Yann Moix ¤


Avec la techno, la musique et l'informatique n'ont jamais fait aussi bon ménage. Les raves sont mortes, vive le rock'n'roll !


Thomas Jumin
Thomas Jumin


VOICI ce qu'on ne manquera pas d'appeler un article réactionnaire il crie la mort annoncée de la musique dite techno. Vous la connaissez, cette musique. C'est celle qui broie le noir des boîtes branchées, dans les nuits de Paris, de Londres ou de New York. Elle est l'oeuvre, non d'artistes, mais d'étudiants en IUT d'informatique. Les « slowgiciels » orchestreront demain, sans doute, les ruts cybernétiques de nos étés virtuels. Cette musique, on l'orchestre en blouse blanche, sur des computers qui trient, systématiquement, dans l'algèbre du son toutes les combinaisons binaires. La disquette a enterré le disque. Le bal de Boole a commencé. Les souris dansent ! Voici le contraire du jazz : on a enlevé la mélodie, le miracle de l'envolée, la phrase de l'ambiance, pour ne conserver que l'arête du rythme, un squelette épuré de sa chair.

Mireille Loup
Mireille Loup
Ils aimaient la plage et les fêtes en plein air


Une petite pilule d'ecsta, et hop, on pénètre dans la nuit électronique, on cyberdanse l'électrode au coeur, beat à bit, on consomme du geste dans un funk d'acier trempé, tandis que crient des bruits monotones comme la mort. Alors que la danse est ouverture, invitation, la techno semble avoir été inventée pour se couper du monde : elle invite à se retrouver seul, si seul avec soi-même que l'on se sent presque de trop dans son propre corps. Cette joie-là sent le cimetière. Danser sur les tombes, pour être le régal des jeunesses neuves, n'est pas qu'un exercice macabre : loin d'annoncer la mort de la musique, voilà qui aide à la résurrection, extraordinaire et salvatrice, du rock pure souche, celui des vieillards mais celui, aussi, des nourrissons.

Non, le pur vrai rock n'est pas un spectre. Sa belle histoire est en train de reprendre du souffle. La foule naïve des robots noctambules rouillera la première, il n'est qu'à consulter le catalogue des succès de l'année passée. La musique qui a des mains, des doigts, du larsen et des wah-wahs, celle des tripes et de la sueur, des guitares et des voix humaines, a repris ses droits. Jamais, depuis la fin des années soixante-dix, l'héritage des dinosaures de la pop à papa n'a fait tant d'émules, dévergondé tant de destins, suscité tant de nostalgies ni, en même temps, de voies nouvelles obstruées pendant plus de quinze ans d'électronique glaciale et de rengaines postnucléaires ânonnées par des chauves en combinaison.

C'est la vie, la vraie qui vibre, depuis quelques temps, qui finit donc par l'emporter. Sous trois visages : les rééditions et compilations d'oeuvres historiques et mythiques; les nouveautés des dinosaures du rock et de la pop, plus en forme en 1995 que pendant les tristissimes années quatre-vingt; et, enfin, les héritiers de cette griffe-là, les petits-enfants du rock, les Townshend, les Blackmore, les Page d'aujourd'hui.

Mais les dinosaures, ces derniers temps, ne dorment plus sur leurs lauriers ­ ils peuvent dormir, en tout cas, sur leurs deux oreilles éventrées. Nos héros reviennent jouer du séisme, le torse haut et la Strato en sang, sans plus se soucier, comme il y a dix ans, d'être ou non «dans le coup» (meilleure façon de ne pas y être) mais s'efforçant, comme au bon vieux temps du rock n'roll, d'être eux-mêmes, tout simplement. On les a retrouvés parce qu'ils se sont retrouvés.

Le dernier avatar du grand vrai rock pur s'affiche, au milieu des bubons, sur les frimousses, adolescentes parfois, de puristes fous qui ont décidé de reprendre le flambeau. C'est-à-dire la guitare, qui enflamme mieux. Le phénomène est passionnant parce que, pour la première fois depuis près de vingt ans, l'héritage n'est ni passif ni castrateur : il ne s'agit ni de plagier les aînés-pop ni de s'en détacher coûte que coûte quitte, comme dans les eighties, à se spécialiser dans l'inaudible. Ce rock neuf oublie ses illustres ancêtres en les revendiquant sans les fuir, en les respectant sans toujours leur obéir. Ce rock-là montre ses références sans tirer sa révérence. Il est intelligent et humain. Moulinets, saut en hauteur, solos criards, refrains léchés, tempos mitrailleurs, riffs et hoquets : tout revient. Non, la techno n'est pas une fatalité.

Mireille Loup
Mireille Loup
Le bubble gum à la menthe
bleue lui suffisait


Les mauvais esprits, qui sont aussi parfois des enfants du rock, rétorqueront à ces quelques lignes leur abrupte partialité. Ils avanceront la thèse d'un phénomène passager, d'une humeur éphémère que balaieront bientôt des néo-sonorités ultra-choses à écouter en se préparant, ganté, casqué et lunetté, des sandwichs au crack. Ce serait compter sans la mondialisation croissante de la culture musicale. Ce rock dont nous parlons, en effet, résulte souvent de mélanges, de métissages divers et, s'il innove, c'est bien souvent grâce à des fusions de styles musicaux diversifiées. Le rock dont nous parlons, mesdames et messieurs, est intelligent et humain, répétons-le. C'est-à-dire souple, ouvert, chipeur de sons exotiques, récolteur de rythmes d'ailleurs, c'est un rock qui prospecte, s'informe, furète, prête l'oreille. C'est un rock qui aime le rock, mais aussi le jazz, le rap, le blues, la musique antillaise et la salsa, le tango et la voix du muezzin d'Alep. C'est un rock riche parce qu'il est tolérant. Contrairement à la techno, il a compris que l'enrichissement passait par l'extérieur. C'est un rock poreux qui laisse filtrer les influences. Pas un bloc de béton armé qui tente de s'arracher à l'immobilité en comptant sur sa seule inertie.

Techno, tes funérailles sont proches. Bêtes et impraticables, tes tempos d'acier s'oxydent doucement. Ton swing androïdal va finir chez les ferrailleurs. Ton maelström de mécaniques abruties, de transes de compas, tes valses au marteau-piqueur et tes solos de scie électrique font déjà la joie des brocantes. L'industrie, c'est sûr, est en crise.


¤ Ecrivain
Dernier ouvrage paru :
Jubilations vers le ciel, Grasset (prix Goncourt du premier roman).


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.