Flann O'Brien

Littérature



Les raseurs

par Flann O'Brien ¤


Lorsqu'un jour, dans un pub, Flann O'Brien rencontra un homme qui, ravagé par l'alcool, se croyait ravagé par le tabac, il pensa à quelques autres types de raseurs à conversation standard.



LE TYPE QUI ACHÈTE TOUT EN GROS

Pétillon
Pétillon

VOUS avez invité cette gargouille à dîner parce qu'elle vous a trouvé quelques affaires au cours de l'année et qu'il y a peut-être quelque chose de plus à en tirer. Le clown entre dans votre chambre en frottant ses mains difformes et calleuses, jette un coup d'oeil circulaire, histoire de vérifier l'installation, la décoration, etc. Fond comme un rapace sur votre radio. Vous l'avez achetée l'année dernière, il reste de nombreuses traites à payer. Il l'examine de près, la tapote, la débranche, la retourne, la secoue, casse un fil, la pose sur le côté, sort un mouchoir et s'essuie les mains. Fou de rage, vous réussissez à balbutier :
- Que penses-tu de cette radio ?
- Ah ? La radio. Hum, ouais. En la trafiquant un peu, ouais, ça pourrait être un truc pas mal. Mais j'ai ce qu'il te faut. Ces postes à 9 livres sont de la cochonnerie...
Vous êtes pratiquement raide de haine et de dégoût. Ce chiffre de 9 livres est évidemment un piège - dans lequel vous allez tomber la tête la première. Tout en vous méprisant profondément, vous dites :
- Quoi ?... neuf livres! Ce poste là en vaut quatre-vingt-sept...
L'immonde charlatan bondit comme un ressort, s'approche et vous pose les deux mains sur les épaules :
- Tu es fou, Mac ? Tu es sûr que tu n'as pas perdu les pédales ?
En vous traitant de tous les noms, vous bégayez :
- C'est un très bon poste... qui... marche très bien... et qui vaut quatre-vingt-sept livres au détail. Je pensais que toi, tu le savais!
Vous ne sentez plus le poids de ses griffes sur vos épaules. De manière étudiée, le monstre contemple le mur et dit :
- Pas possible, il est fou!
Séloigne tristement de manière théâtrale, puis se tourne comme une mèche de fouet et postillonne en hurlant :
- Ça va pas ? Tu es devenu débile ou quoi ? J'aurais jamais cru ça de toi. Je sais bien que c'est le prix au détail. Mais acheter au détail, il faut le faire! Il n'y a plus de pigeons depuis longtemps. Ecoute, j'ai deux postes à la maison...


LE TYPE QUI NE DONNE JAMAIS AUX MENDIANTS

Pétillon
Pétillon

CET effroyable je-sais-tout marche auprès de vous, un mendiant approche. Sans y penser, vous glissez dans sa casquette la menue monnaie que vous tripotiez dans votre poche. Poursuivant votre chemin, vous remarquez que «l'ami» est dans un état d'agitation épouvantable : son visage devient de plus en plus rouge, ses épaules se soulèvent, ses petits yeux de cochons dansent dans leur poches bouffies.
- Ça va pas, mon vieux ? Vous écriez-vous, inquiet. Tu te sens mal ?
«Rire» qui ressemble à une friture. Le Type est fou de rage.
- Je te croyais pas si naïf, dit-il. A ton âge...
- De quoi parles-tu ?
- De ce que tu as casqué tout à l'heure. Tu dois avoir du plomb dans l'aile. Pas difficile de deviner que tu t'es pinté hier soir.
- Je ne rougis pas de ces petites aumônes, si tu veux le savoir. La charité...
- La charité ? La charité ? Ah ça, c'est la meilleure. Je te souhaite une chose, écoute-moi bien. Je te souhaite seulement une chose : c'est de gagner en un an ce qu'il paie comme impôts en une semaine! Ouais! Ce Type a une maison à tomber sur le cul à Carrickmines. Tu as déjà vu sa femme ?
- Je ne crois pas...
- Évidemment, tu n'es pas invité aux cocktails de la Légation, toi.
- Mais...
Non, lecteur.Tous les mais du monde n'y feront rien. Inutile d'essayer de discuter avec cette personne. Composez le 0 et demandez la police.


LE TYPE QUI A SA MONTRE

Pétillon
Pétillon

QUELQU'UN remarque que sa montre en or, 98 carats, coût 50 livres, garantie étanche, s'est arrêtée après seulement cinq ans de service. Le Type sourit d'un air supérieur, sort son oignon et le pose solennellement sur la table. Le tic-tac agressif impose le silence. Les personnes présentes remarquent que l'objet, jadis nickelé, est à présent terne et cuivré sur les bords.
- Savez-vous combien elle m'a coûté ? demande le Type.
Tout le monde sait qu'elle ne lui a pas coûté plus de cinq balles, qu'il l'a achetée il y a dix-huit ans, qu'elle ne s'est jamais arrêtée une seconde et qu'il ne l'a pas nettoyée une seule fois. Mais personne n'est assez vache pour dégoiser tout ça. Les gens sont faibles et flattent la marotte des raseurs.
- Moi je dirais deux livres, risque quelqu'un d'un air innocent.
- Cinq balles, répond le Type.
Surprise feinte alentour.
- Savez-vous depuis combien de temps je l'ai ? demande le Type.
- Depuis cinq ou six ans, je suppose.
- J'ai acheté cette montre à Leeds en septembre 1925. Ça va faire bientôt vingt ans. Elle ne s'est jamais arrêtée une seconde et je ne l'ai pas nettoyée une seule fois.
Faux étonnement sur tous les visages.
- Une trotteuse toujours à l'heure, dit le Type en replaçant l'oignon dans sa poche d'un air considérablement satisfait.
(Ce genre de fléau possède aussi d'incroyables vieux tacots, des stylos qui ont plus de cinquante ans, des gants achetés en 1915, jamais perdus ni troués, fait lui-même ses cigarettes avec des filtres maison, juge que chacun lui revient en gros - toujours ce mot «en gros» - à un radis et s'estime convaincu que «les gens sont dingues» de payer plus.


LES YEUX DES DAMES

MARY , la rose de Tralee, n'a pas seulement gagné les coeurs grâce à sa beauté - ah non, mais grâce à la vérité toujours présente dans ses yeux -. Conscient de ce fait, le bureau de recherches de Myles na gCopaleen a l'autre jour tenté de vérifier si la vérité pointait toujours dans les yeux des dames d'aujourd'hui. Un enquêteur fut engagé avec mission de converser avec une centaine de femmes et d'examiner leurs yeux pour voir si la vérité y pointait un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout.
Il partit une semaine. Voici le résultat de ses recherches :
45% Mydriase bénigne causée par l'absorption de médicaments obésifuges.
21% Ptose des paupières due à une défaillance du nerf oculomoteur, anisocorie, ophtalmie, un ou plusieurs petits orgelets.
18 % Hyperthyroïdie prononcée.
14% Traces d'hémorragies rétiniennes, oedèmes papillaires, exophtalmie.
1% Maladie de Mikulicz.
1% Paralysie de l'orbicularis oculi.
- Aucune trace de vérité nulle part ?
- Aucune, répondit l'enquêteur, mais je vais me marier avec l'une des personnes interrogées.
- Laquelle ?
- La maladie de Mikulicz. Elle a en prime trois jolis petits orgelets jaunes.
Le considérant perdu pour le célibat, nous changeâmes de sujet en mettant un admirable petit rien de Toselli sur le gramophone.


¤ Défunt Chroniqueur de l'Irish Times.


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.