Elie Wiesel
par Jean-Paul Mulot ¤
« Le chroniqueur qui est en moi, le témoin que je suis, a besoin que les paroles restent. »
Ulf Andersen Jean-Paul Mulot : Le « Grand angle » de ce premier numéro est la « cité idéale ». En quelques mots, comment la concevez-vous ? Comment la rêvez-vous ?
Elie Wiesel : La cité idéale ne peut être qu'une cité de Dieu. Un lieu privilégié où Dieu règnerait vraiment.
J.-P. M. : C'est la cité de Dieu ou la cité des hommes ?
E. W. : Sur terre, la cité idéale rêvée, c'est un monde où cohabitent librement cultures, idées et croyances. Bizarrement, dans l'esprit de certains, la Russie soviétique fut longtemps une sorte de cité idéale, puisque le communisme semblait un modèle. Mais en aurait-il été ainsi si la Pravda n'avait occulté tant de crimes et de mensonges ? Les Soviétiques pensaient qu'aucun acte de barbarie n'était possible en URSS et les dirigeants ont entretenu la population dans cette idéalisation de la société. Mais c'est justement parce que la société était fondée sur le mensonge qu'elle n'était pas idéale !
J.-P. M. : Pour vous, la société idéale, c'est d'abord le respect de la vérité ...
E. W. : C'est une société où les choses sont dites telles qu'elles sont. Le mensonge d'Etat n'y a pas de place.
J.-P. M. : Le mensonge vous est insupportable. Est-ce qu'il y a pire que le mensonge ?
Le pire des péchés, c'est l'humiliation. C'est ce qu'il faudrait absolument bannir de la cité idéale dont vous me parlez.
J.-P. M. : La société idéale, c'est la paix absolue...
E. W. : Oui, mais cela ne signifie pas qu'il n'y aurait plus de désaccords entre les hommes, bien entendu. La critique resterait possible, elle est même souhaitable. Mais personne ne serait humilié pour autant.
J.-P. M. : Revenons à notre monde. D'une manière générale, vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste ?
E. W. : Je m'efforce de n'être ni trop pessimiste, ni trop optimiste. Quand je suis très optimiste, je me force à être un peu plus réaliste. Quand je suis trop pessimiste, j'essaie de relativiser un peu les choses. Et lorsqu'il me semble que je n'ai plus aucun espoir, je me fais violence pour croire. Encore et toujours.
J.-P. M. : En ce moment, vous avez cet espoir ?
E. W. : Ce qui se passe depuis quelques jours dans les Ter-ritoires me rend très pessimiste quant à l'avenir du processus de paix. La violence réciproque et la haine reprennent le dessus. Or, c'est justement parce que la situation est grave qu'il ne faut pas céder au désespoir. Il faut agir. Partout et sans arrêt. Je participe actuellement à la préparation d'un colloque organisé par l'Académie universelle des cultures qui aura lieu en décem-bre. Il sera consacré à l'intolérance, qu'elle soit ethnique, religieuse, ou même sociale, à ces intolérances qui engen-drent la violence, notamment au Moyen-Orient.
J.-P. M. : A propos de violence, vous êtes parti à Sarajevo avec l'idée qu' « un témoin peut sauver des vies ». Est-ce qu'on ne force pas le trait sur le soi-disant pouvoir des intellectuels ?
E. W. : Il ne faut pas se tromper. L'intellectuel n'intervient pas directement, il est là pour témoigner. Si je suis allé à Sarajevo, c'est avant tout parce que les médias parlaient d'un Auschwitz en Bosnie. Le langage est une chose essentielle; il fallait absolument que j'aille vérifier que l'on pouvait légitimement parler d'un Auschwitz à propos de la Bosnie. Si cela avait été le cas, il fallait tout faire, absolument tout, pour que le monde sache, quitte à se sacrifier. Une fois arrivé à Sarajevo, j'ai constaté que ce n'était pas Auschwitz, et je l'ai fait savoir. Mais si ce n'était pas la barbarie des camps nazis, la situation était atroce. Comment, dans ce cas, ne pas témoigner ? En revenant de Bosnie, j'ai donc fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que lon sache qu'il y avait là-bas des enfants qui mouraient. J'ai écrit et j'ai donné le plus d'interviews possibles. Je ne pouvais rien faire d'autre. Ce fut une tâche particulièrement éprouvante. Un témoin est forcément désarmé face à de tels crimes, mais il ne peut, ne doit pas, renoncer. Jamais.
J.-P. M. : Si le pouvoir de l'intellectuel est limité, vous avez malgré tout foi en l'utilité du témoignage...
E. W. : Je suis profondément convaincu que la mémoire de l'injustice est un appel à la justice. En tant que survivant des camps nazis, j'ai un devoir envers les victimes de l'Holo-causte. Comme je me dois aussi de lutter contre toutes les injustices, sans exception.
J.-P. M. : Le spectateur engagé a-t-il envie parfois de devenir acteur, de faire plus...
E. W. : On ne peut pas nous reprocher à nous, témoins de ce siècle, de ne pas avoir plus d'impact sur la réalité. C'est un reproche que je peux me faire à moi-même, mais je ne permets à personne de le faire à ma place. A la rigueur, on pourrait me reprocher de ne pas avoir fait assez, ou surtout de ne pas essayer. Il faut toujours au moins essayer. Valéry l'a dit avant moi : « Il faut tenter de vivre »
J.-P. M. : On en revient là à l'espoir... A Auschwitz vous gardiez l'espoir ?
E. W. : J'étais convaincu que jamais je n'en sortirais, que je mourrais à Auschwitz. D'une certaine manière, c'est vrai, je suis mort à Auschwitz. On dit qu'un homme torturé reste torturé toute sa vie. Tous ceux qui étaient à Auschwitz sont ta-toués au plus profond de leur âme, et ils le seront jusqu'à la fin de leur vie « Et pourtant... » (silence)... C'est ma phrase préférée : « Et pourtant... » C'est justement parce que nous avons survécu que nous devons tout faire pour que, plus jamais, personne ne subisse une telle barbarie. Même pas par l'imagination, qui elle aussi peut être cruelle.
J.-P. M. : C'est grâce à la foi que vous avez survécu ?
E. W. : La foi ne m'a pas suffi à Auschwitz.
J.-P. M. : La littérature vous a aidé ?
E. W. : Ecrire à Auschwitz... Non. J'étais incapable. Je vous l'ai déjà dit, Auschwitz était une fin. J'étais convaincu que nous y resterions tous, moi y compris. Alors écrire...
J.-P. M. : Et après 1945, l'écriture vous a aidé à vivre ?
E. W. : Non, ce qui m'a aidé à vivre, c'est mon fils. Quand j'ai eu un enfant, j'ai décidé qu'il fallait tout faire pour que la vie vaille d'être vécue ; la sienne surtout. L'espoir, c'est mon fils qui me l'a donné. Et pas seulement mon fils, tous les enfants. L'enfance me redonne foi dans notre monde... Mon univers, c'est celui des élèves. Enseigner, c'est toute ma vie.
J.-P. M. : C'est une autre manière de témoigner...
E. W. : En écrivant et en enseignant, j'accomplis mon devoir de témoin. Dans mon esprit, les deux choses sont indissociables.
J.-P. M. : Y a-t-il une littérature qui a vraiment respecté la mémoire juive ?
E. W. : Les documentaires filmés sont les plus fidèles. Le témoignage direct, seul, peut rendre compte. Je me méfie beaucoup de la fiction à propos de l'Holocauste. Personnellement, je n'ai jamais pu écrire de roman sur cette période. D'ailleurs, j'ai écrit très peu sur l'Holocauste. C'est étrange... On m'identifie à l'Holocauste alors que j'en ai si peu parlé dans mes livres...
J.-P. M. : A qui pensez-vous lorsque vous dites que de très beaux romans ont été écrits sur cette période ?
Pourquoi citer des noms ? Je ne pense pas attaquer certains de ceux qui ont évoqué l'Holocauste. Et au fond qu'importe, je suis convaincu que ce sont les documents historiques qui resteront.
J.-P. M. : L'éducation est plus efficace que la littérature pour lutter contre la haine ?
E. W. : L'éducation est la seule arme contre la haine, à moins que la littérature ne soit correctement enseignée... C'est pour cela que je suis un « éducateur » depuis près de trente ans. La tragédie que nous avons vécue est un épisode essentiel de l'histoire que l'on enseigne aux enfants. Mais il faut être très prudent. L'Holocauste ne doit pas être l'événement unique. Il faut la considérer comme un repère, comme un symbole, pour le transcender.
J.-P. M. : Que faut-il faire lire aux enfants pour que l'on n'oublie pas ce qui s'est passé ?
E. W. : Ce que d'autres enfants ont écrit, Anne Frank ou Moshe Flinker, par exemple. Il faut que les enfants morts parlent aux enfants d'aujourd'hui. Je sais qu'ils sont souvent réceptifs. Je reçois à peu près cent lettres par mois d'enfants qui ont lu La Nuit, et je réponds à chaque lettre. Bien sûr, tous les enfants d'aujourd'hui ne peuvent pas s'identifier à ceux qui ont écrit, mais ils sont émus par tous ces livres. Ça les marque, c'est important.
J.-P. M. : Certains films également ?
E. W. : Il faut montrer des documentaires comme Nuit et brouillard aux enfants. C'est un très grand film, un classique. Il y a aussi Le Quatre-vingt et unième coup un film israélien , et Shoa, de Lanzmann, bien sûr.
J.-P. M. : Faut-il choquer pour faire comprendre ?
E. W. : Il faut que les enfants manifestent le besoin de savoir ce qui s'est passé. Certains enfants ne veulent pas ; il ne faut surtout pas les forcer. Il faut leur laisser le temps. Des enfants qui ne sont pas préparés risquent de mal interpréter ce qu'ils voient. C'est évidemment ce qu'il faut éviter à tout prix.
J.-P. M. : L'éducation vous aide à garder l'espoir, mais vous dites que vous avez peur. Il y a des raisons d'avoir peur ?
E. W. : Le fanatisme fait peur. Il fait peser une lourde menace sur le siècle prochain. Comme jamais auparavant dans notre histoire. Finalement, au Moyen-Age, le phénomène restait limité, alors qu'aujourd'hui il s'immisce partout.
J.-P. M. : C'est la communication qui a engendré cette pénétration ?
E. W. :Oui. Tout va trop vite.
J.-P. M. : Vous avez le sentiment que le fanatisme, c'est d'abord l'Islam ?
E. W. : Malheureusement, le fanatisme existe dans toutes les religions, y compris la mienne. L'assassinat de Rabin en est la preuve, même s'il est le fait d'une minorité. Le fanatisme existe dans l'Islam comme dans la chrétienté. On le sait moins, mais il prend de l'ampleur aussi en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, au Cachemire...
J.-P. M. : « Si l'on écoute, le monde se fera aussi entendre », dites-vous, faut-il écouter les fanatiques ?
E. W. : Les fanatiques n'écoutent pas, ils se contentent de faire des monologues. Le fanatisme croit avoir toutes les réponses, alors que nous, nous n'avons que des questions. Etre tolérant c'est être ouvert aux questions. Le fanatisme, lui, n'aime que les questions qu'il pose. Quand il les pose, c'est en tant qu'inquisiteur.
J.-P. M. : Vous pourriez définir votre foi ?
E. W. : Ma foi est une foi de protestation. Je me situe à l'intérieur de la foi, mais c'est justement parce que je crois en Dieu que je proteste contre lui.
J.-P. M. : La foi ne vous a jamais quitté. Enfant, vous lisiez déjà les textes...
E. W. : En effet, j'ai beaucoup étudié les Ecritures étant enfant. Je suis depuis toujours, l'élève de La Bible ! Je suis un étudiant, je reste un disciple. Mais un disciple qui cherche son maître. L'image de Pirandello me convient parfaitement : il y a six disciples en moi à la recherche de maîtres.
J.-P. M. : Vous auriez aimé rencontrer des prophètes ?
E. W. : Enfant, j'étais surtout fasciné par le mysticisme. Dans la tradition juive, on vénère le mystique pour sa connaissance. L'érudit était l'équivalent de l'aristocrate dans la société juive. Si un père voulait marier sa fille, par exemple, il préférait avoir l'élève, le savant pour gendre... Pour ma part, je n'ai commencé à étudier le mysticisme que vers douze ou treize ans, mais je l'étudie toujours. A l'époque, j'étais tellement fasciné que je suis presque devenu fou !
J.-P. M. : A quoi rêviez-vous à l'époque ?
E. W. : Enseigner le Talmud et écrire sur La Bible ! Cinquante ans plus tard, malgré toutes les turbulences de l'Histoire, je suis écrivain...
J.-P. M. : On n'explique pas Elie Wiesel sans la religion...
E. W. : Là où j'ai grandi, la religion était au coeur de tout. D'une manière générale, il est vrai que mon milieu d'origine a déterminé ma foi. La religion est restée mon principal point de repère. Même si je la définis comme un point d'interrogation, je suis en permanence habité par le doute. Je suis quelqu'un qui cherche, et il n'y pas de quête, pour quelqu'un comme moi, si elle n'implique pas une composante religieuse.
J.-P. M. : Les textes anciens, il n'y a plus que cela qui compte pour vous ? C'est une pureté que vous essayez de retrouver ?
E. W. : J'étudie le Talmud tous les jours, depuis mon enfance. Mon retour à l'enfance s'est fait avec l'étude qui a marqué mon enfance.
J.-P. M. : L'enfance c'est la vérité...
E. W. : Je relis les Anciens pour trouver une ombre de vérité... Fondamentalement, je crois que l'on ne cherche jamais rien d'autre que la vérité. Nous sommes là pour chercher la vérité, pas la justice. Tous les philosophes le disent. Au XVIIIe siècle, un très grand sage talmudique de Wilno avait eu cette parole très belle : « La rédemption, c'est la rédemption de la vérité. » Mais je ne relis pas que les Anciens... il y a aussi de très bons romanciers et de très bons philosophes aujourd'hui...
J.-P. M. : A propos du Talmud, vous dites que ses métaphores permettent un éclairage oblique. Qu'entendez-vous par là ?
E. W. : Le message du Talmud n'est pas univoque, linéaire. Je peux vous en citer des passages complètement aberrants. Le Talmud n'est pas un texte qui décrète les choses purement et simplement. Dans le Talmud, quand un personnage s'exprime, il a toujours un adversaire pour le contredire. De tous temps, les antisémites ont prétendu que le Talmud prêchait la haine. C'est faux. Dans le Talmud, quand dix voix prêchent la haine, dix autres voix sont là pour leur répondre. En fait les chrétiens, au début, se sont appropriés La Bible. Et, sans pour autant rien y comprendre, ils ont assimilé le Talmud aux juifs.
J.-P. M. : Vous disiez vivre une époque qui manquait de prophéties...
E. W. : Surtout une époque qui manque de grandes voix morales...
J.-P. M. : « La religion m'aide à retenir l'espoir et à le revendiquer après 1945 », écrivez-vous. Est-ce que vous devez tout à la religion ?
E. W. : En quelque sorte. Mais pour moi, la religion ne se limite pas au rapport entre l'Homme et Dieu. Le rapport entre l'Homme et ses semblables est au moins aussi important. J'attache autant de prix aux rencontres dans ma vie qu'à l'écriture et à lenseignement.
J.-P. M. : L'amitié c'est important pour vous ?
E. W. : C'est en grande partie grâce à l'amitié que j'ai repris espoir après 1945. J'ai même fait un cours sur l'amitié ! En faisant des recherches, j'ai d'ailleurs été étonné de trouver une documentation si riche. Depuis l'Antiquité, l'amitié a inspiré tant de philosophes, tant de romanciers...
J.-P. M. : Vous écrivez uniquement pour les autres, même quand il s'agit de vos mémoires ?
E. W. : En parlant de moi, je témoigne pour les autres. Plus de trente livres ont paru sur mon oeuvre. J'ai écrit mes mémoires avant qu'il y ait plus de livres sur moi que de livres de moi (rires). En fait, j'ai commencé à lire et relire les milliers de pages de mon journal et j'ai eu le sentiment qu'il était peut-être temps... Si Dieu m'avait dit, il y a cinq ans : « Ecoute, mon cher Elie, je te donne vingt ans, tu as le temps », tout aurait été différent. Mais il ne me l'a pas dit...
J.-P. M. : Pourquoi ce besoin de tenir un journal ? C'est vital ?
E. W. : Le chroniqueur qui est en moi; le témoin que je suis a besoin que les paroles restent.
J.-P. M. : Vous écrivez uniquement pour les autres, sinon vous n'écririez pas ?
E. W. : Je pense que j'écrirais quand même. Je ne sais pas faire autre chose. J'écris comme je respire. Est-ce que je pourrais vivre sans respirer ?
J.-P. M. : Vous n'écrivez pas de poésie ?
E. W. : Je l'adore trop pour en écrire. C'est comme pour la musique. Quand j'étais enfant je jouais au violon, tous les enfants juifs voulaient devenir des Yehudi Menuhin ! J'aime trop la musique pour en faire de la mauvaise (rire) ! Je préfère me contenter d'écouter ceux qui ont le talent.
J.-P. M. : Adorno a dit « Il n'y a plus de poésie après Auschwitz »
E. W. : C'est un peu vrai, et pas vrai en même temps. De grands poèmes ont été écrits à Auschwitz. Mais il faut comprendre son point de vue. Adorno est un philosophe allemand; il a vu ce qu'on a fait de sa langue. Je raconte dans mes mémoires ma rencontre avec Nelly Sachs peu après son Nobel. Elle pleurait. Elle disait qu'elle avait écrit des poèmes, mais qu'elle ne pouvait plus écrire de poésie, parce que des tueurs avaient corrompu cette langue. Les mots n'avaient plus le même sens pour elle. Elle en a perdu la raison et a été hospitalisée dans une clinique psychiatrique. C'est pourquoi je comprends qu'Adorno ait dit cela. Mais il aurait aussi pu dire qu'il n'y avait plus de philosophie, plus de morale, plus de littérature... D'une certaine manière, après Auschwitz, il n'y a plus rien...
J.-P. M. : Reste le témoignage...
E. W. : Les survivants témoignent, mais à contre-coeur. Auschwitz était une Fin, une Fin avec un grand F. Je crois que tout ce qui a existé avant est en partie responsable de ce qui est arrivé. Auschwitz a été la somme, le point culminant des expériences, des quêtes, des théories et des philosophies qui ont eu cours avant. Après, il fallait tout repenser, tout réévaluer. Adorno doit raisonner dans la même perspective. Il y a vingt ans, j'ai préfacé un livre sur les camps, dans lequel on rappelait que, dans la cendre, on avait découvert les chroniques tenues par les prisonniers avant de mourir. J'en ai perdu le sommeil pendant des mois... Comment pouvaient-ils écrire ? Ces chroniques sont réelles. Elles mentionnent des faits et des noms. Les victimes y décrivent leur propre famille. Et pourtant c'est de la poésie..., la seule poésie valable... A Auschwitz, des enfants, des adolescents écrivaient des poèmes. Il faut lire ces poèmes, ce sont certainement les poèmes les plus importants de cette génération. C'est paradoxal, il n'y a plus de place pour la poésie, mais c'est justement pour cela qu'il faut écrire de la poésie. Camus l'a dit, il faut « crier l'espoir » dans ce monde de désespoir.
J.-P. M. : Vous dites ne pas être de ce siècle, mais vous éprouvez une sorte de fascination pour l'Histoire avec un grand H. Est-ce que vous aimez être sur le devant de la scène ?
E. W. : Oui, parce que je vis. J'ai besoin d'être au courant de ce qui se passe autour de moi. Je ne veux rien manquer. Je ne veux pas être comme Jonas. Je prends encore un exemple parce que je suis platonicien, j'adore les exemples. Dans La Bible, Dieu dit à Moïse : « Dis à ton peuple qu'il se prépare pendant trois jours et trois nuits. Les hommes ne doivent pas coucher avec leur femme. » Dieu ajoute : « Le troisième jour au matin vous viendrez au Sinaï, alors je vous donnerai la Loi. » Pour la première fois, Dieu donnait la Loi aux hommes... Et le tonnerre a grondé à ce moment-là... avec Dieu, le créateur de l'univers, et ils dormaient ! Je ne voudrais pas dormir quand ça arrivera...
J.-P. M. : Vous aimez les rencontres. Mauriac a beaucoup compté...
E. W. : Je l'ai rencontré presque par hasard... et sans lui, je ne serais certainement pas ce que je suis... A tous les carrefours de mon existence, il était présent. Il m'a aidé, jusqu'à la fin de sa vie...
J.-P. M. : Quelles oeuvres littéraires vous ont marqué ?
E. W. : J'ai été formé par les Anciens, leurs textes m'ont suivi tout au long de mon existence. Je n'ai cessé de les étudier. Lorsque je prépare un cours pour mes élèves, je continue à apprendre, à m'enrichir. Mais j'aime aussi les classiques. Dostoïevski, Thomas Mann, Rilke. Malraux bien sûr, le grand témoin, imaginaire, mais témoin malgré tout... Et Camus, Kafka.
J.-P. M. : Et au cinéma ?
E. W. : Les Enfants du paradis m'a laissé un très beau souvenir. C'est le premier film que j'ai vu de ma vie. Je ne l'ai pas revu, mais je pourrais le revoir dix fois. Je me souviens parfaitement de la place où j'étais assis, et à côté de qui aussi d'ailleurs ! Bien des films m'ont marqué. Le Septième sceau de Bergman, et tant d'autres...
J.-P. M. : Comme beaucoup d'autres, vous parlez d'une crise de la littérature...
E. W. : On a toujours dit ça. Il y a toujours une crise de la littérature.
J.-P. M. : Aujourd'hui à quoi attribuez-vous la crise ?
E. W. : Le problème est différent si on le rattache à l'Holocauste. Le grand livre sur l'Holocauste n'a pas encore été écrit. On l'attend. Mais j'ai l'impression que, peut-être quelque part, dans un grenier, dans une cave, dans une cellule de prison ou dans la solitude d'une chambre d'hôpital psychiatrique, il y a quelqu'un qui est en train d'écrire ce livre-là. Ce livre sera écrit, j'en suis sûr. Et sa trace sera une trace vibrante, sur la mémoire des hommes, et sur celle de Dieu...
J.-P. M. : En dehors des livres, qu'est-ce que vous faites ? Vous peignez, vous sculptez ?
E. W. : Non, je ne fais rien. (Rires). De temps à autre, je joue aux échecs avec mon fils. J'adore quand il gagne !
J.-P. M. : Vous avez une marotte, une passion ?
E. W. : Pour les livres et les objets d'arts, pour les plumes en particulier. J'adore les porte-plumes. Tous les écrivains ont ce genre de superstition. Je change de stylo plume pour chaque livre, et comme j'en ai déjà écrit presque quarante... Cette collection de plumes, c'est mon seul passe-temps... Sinon, j'écoute de la musique. Je ne suis pas homme de hobbies, peut-être parce que j'appartiens à un autre siècle, pas au nôtre.
J.-P. M. : Vous avez vraiment ce sentiment-là ?
E. W. : J'ai le sentiment que je ne suis pas d'ici. Evidemment il arrive que des choses m'accrochent, « m'interpellent » comme on dit maintenant. Je suis ici et je n'ai pas le droit de me dérober. Mais, en général, je me promène avec ce regard nostalgique, sceptique, en me demandant : « Mais où suis-je ? » Je ne sais même pas faire marcher un magnétophone ! (Rires). Avoir mon permis de conduire m'a rendu plus heureux que de recevoir un diplôme Honoris causa d'une grande université américaine !
J.-P. M. : Vous êtes un handicapé du siècle, alors. Que pensez-vous d'Internet ?
E. W. : Je ne sais même pas de quoi a l'air Internet. Je vis encore au XIXème siècle, j'écris tous mes livres à la main. Je tape avec deux doigts, je n'ai même pas de secrétaire.
J.-P. M. : Vous êtes de ceux qui aiment toucher les livres...
E. W. : Le livre est important en tant qu'objet. Je regrette un peu les livres de mon temps, dont on séparait les pages au couteau. J'ai un besoin maladif de toucher les livres. Essayez de faire la même chose avec Internet ! Respirez un peu Internet ! (Rires)
J.-P. M. : François Mitterrand était fasciné par les arbres. Vous aimez la nature ?
E. W. : Je n'évoque que très peu la nature dans mes descriptions. Je vis entre quatre murs; mes personnages aussi. C'est certainement une réminiscence de mon passé. Les Juifs, juste avant les pogroms, vivaient dans des ghettos, dans des abris. On ne voyait jamais les arbres. Maintenant, quand je vois un arbre en fleurs, je respire et je me rends compte à quel point ça me manque. Dans mes livres, mes personnages aussi étouffent.
J.-P. M. : Une journée type d'Elie Wiesel, comment ça se passe ?
E. W. : Je me lève très tôt, à 5 heures et demi, ensuite je travaille environ quatre heures sur mes romans.
J.-P. M. : C'est un rituel, ces quatre heures devant une table de travail...
E. W. : Oui. Je consacre le reste de mon temps à la recherche, aux rencontres, et à différentes institutions. Je dors très peu, quatre heures par nuit, je n'ai jamais beaucoup dormi.
J.-P. M. : Qu'est-ce qui vous séduit chez une femme ?
E. W. : D'abord les yeux et les mains. La grâce, la beauté. Je cherche toujours l'âme d'une femme. Le corps d'une femme est une âme.
J.-P. M. : Dans la vie, qu'est-ce qui vous plaît ? Un bon restaurant...
E. W. : Non, je n'ai jamais appris à bien manger. Même en France je n'ai pas appris à manger... Déjà enfant je faisais souffrir mes parents parce que je ne mangeais pas assez... Dans ma ville ça n'était pas très important. Et quand j'ai vécu en France, je n'avais pas assez d'argent pour aller au restaurant, ni même pour simplement manger. Le sport, la bonne nourriture, ce sont des choses qui manquent à ma vie.
J.-P. M. : Vous avez un peu de mal à vivre...
E. W. : C'est vrai.
J.-P. M. : Aujourd'hui votre fils est devenu le pilier de votre vie...
E. W. : Mon fils m'attache à la vie. Il m'attache aux vivants. Etre responsable d'une vie a été un grand changement pour moi.
J.-P. M. : Qu'est-ce que ça vous apporte ?
E. W. : Une assurance. Moi qui vis dans un doute permanent, je ne suis jamais sûr de bien faire, d'être ce que je voulais devenir, fidèle à l'enfant que j'étais.
J.-P. M. : Ce passé, vous le portez comme la croix du Christ...
E. W. : Je vis avec les morts. Avec mon père, mon grand-père, ma grand-mère. Quand j'écris, je ressens parfois leur présence, une présence presque physique. Lorsque je les sens penchés sur mon épaule en train de lire ce que j'écris, je m'arrête un instant... J'aimerais ne pas les décevoir.
J.-P. M. : Pourquoi avoir choisi de vivre à New York ?
E. W. : Je n'ai pas choisi New York. J'ai vécu en France. J'ai été envoyé aux Etats-Unis par un journal misérable qui me traitait misérablement. Le consul de France de New York a refusé de prolonger mon titre de voyage. J'avais demandé la nationalité française. Sans cet incident, je serais Français aujourd'hui.
J.-P. M. : Vous pourriez encore venir en France...
E. W. : Mais entre temps je me suis installé aux Etats-Unis. Ma famille, mes cours et mes élèves sont là-bas. Bien sûr, je pourrais revenir en France. Chaque fois que je viens ici, je me sens bien, j'aime beaucoup la France. Après tout si je suis juif, je suis aussi un écrivain français, de culture française. Mon écriture est plus française que tout autre chose.
J.-P. M. : Vous n'avez jamais eu envie de vous installer en Israël ?
E. W. : Avant 1945, je voulais vivre en Palestine. Mais on ne m'a pas donné l'autorisation à l'époque. Après 1948, j'aurais pu m'y installer, mais je ne l'ai pas fait.
J.-P. M. : Le hasard a choisi pour vous...
E. W. : Oui, je suis resté très peu de temps en Israël, toujours comme journaliste. Puis je suis venu en France. Je pourrais encore aller vivre en Israël, mais le moment n'est pas encore arrivé... J'appartiens à la Diaspora, à la dispersion. Habiter Israël, c'est être un homme qui a déjà trouvé. Je n'ai pas encore trouvé, je cherche.
¤ Propos recueillis par Jean-Paul Mulot, avec Agnès Severin.
Derniers ouvrages parus : Tome II des mémoires, Et la mer n'est pas remplie, Seuil.