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Cinéma |
Synopsis
par François Forestier ¤
Des frères Lumière à Tarantino, treize manières d'arroser l'arroseur
Auguste aperçoit un arroseur. Il met le pied sur le tuyau et l'eau s'arrête. L'arroseur cherche en vain ce qui peut occasionner cette suspension de son service. Tout à coup, un jet violent éclabousse le pauvre homme en plein visage. Auguste vient de retirer son pied du tuyau. Colère de l'arroseur, qu'Auguste raille avec des gestes grossiers. L'arroseur impatienté quitte son tuyau pour courir après Auguste qui reçoit un châtiment mérité.
Sous un soleil écrasant, un jardin vide, une pelouse qui jaunit, des fleurs alignées, une allée rectiligne. Dans le cadre, à droite, un homme regarde. Au fond, un buisson bouge. Y a-t-il quelqu'un ? L'ombre est trompeuse. L'homme continue à regarder. Il esquisse un geste, et retombe dans son immobilité. C'est l'arroseur. S'il ne bouge pas, il ne sera pas arrosé. Le buisson ne bouge plus. Le soleil est écrasant.
Dans l'a-roseur, il y a la rosée. Musique de Schubert, lumière du matin, voitures qui passent sur l'autoroute. L'arroseur dit : « Je n'aime pas la campagne. » Deux filles passent en bavardant, puisque le buvard s'imprègne d'eau ou de mots. Il manque à Jean-Luc dix millions pour finir ce film. La rosée, c'est cher. D'ailleurs, l'arroseur meurt et dit : « Je n'aime pas la ville. » Plan sur ses yeux, qui se ferment. Il dit : « Salope. » Un panneau apparaît sur l'écran: « sa lope ».
Un arroseur d'un certain âge, Milanais du nord, a abandonné ses activités politiques pour les Mao-freudo-marxistes et s'abandonne à la culture des jonquilles. Un social-traître, envoyé par Bossi, lui coupe l'eau. L'arroseur caresse le tuyau en pensant à sa mère castratrice, une chanteuse d'opéra toscane. On entend La Flûte enchantée, l'air de la sorcière. Le tuyau se raidit, le soleil se couche, le social-traître, pris de remords, enlève son pied, et l'arroseur est arrosé. Il dit : « Va bene. » On sait que, ce soir, il se suicidera. Ou peut-être quelqu'un d'autre.
Un homme, immobile à Autun, arrose un potager. « Tu ne connais rien aux potagers », dit une voix. Delphine Seyrig passe, serrant son sac à main. Elle regarde l'homme, sourit tristement, s'en va. Il fait froid à Autun. La voix : « Tu ne connais rien à Autun. » La caméra fait un long travelling avant, parmi les salades et les betteraves qui ne frissonnent pas. Au bout du jardin, une statue. C'est celle de l'arroseur. « La vie n'est pas un roman », dit la voix, tandis que la caméra s'approche des yeux de la statue, vides. Car les statues meurent aussi.
Catherine Deneuve, en robe blanche, arrose un gazon bourgeois. Un jeune homme la regarde. Dans ses mains, il a une mitre d'évêque. Son pantalon lui découvre le haut de la hanche, où une trace de rouge à lèvres apparaît. On revient sur Deneuve, qui est désormais en porte-jarretelles et continue à arroser. Paul Préboist, Gaston Deferre, Raymond Pellegrin, Rita Cadillac et Poulidor passent, vêtus en soirée. Catherine Deneuve s'arrose. Au plan suivant, elle, assise dans un train. Une religieuse la regarde. C'est le jeune homme, maquillé.
Une main sur un tuyau. Un ciel d'orage. Le visage de l'arroseur. La main sur le tuyau. Des pieds sur la pelouse. D'autres pieds sur la pelouse. Des dizaines de pieds sur la pelouse. Un intertitre : « Kakda louché vania voda dostoïevski et tolstoï ? » La main sur le tuyau, crispée. Le ciel. L'eau ne sort plus du tuyau. Des dizaines de pieds sur le tuyau. L'arroseur jette son casque, lève le poing. Tout le monde le suit. La police à cheval arrive. L'arroseur et tous les autres sont arrosés. Un intertitre : « Révoloustia ! »
Des cavaliers en ligne arrivent. Derrière eux, des plateaux déserts. On entend l'hymne national américain, fredonné par un choeur baptiste. Les cavaliers passent devant des chariots brûlés, des caisses éventrées. Il y a un ours en peluche calciné. Contre une roue de chariot, un homme respire à peine. C'est l'arroseur. Il a été torturé et brûlé. John Wayne, sur son cheval, touche son chapeau. Puis il regarde les nuages, au loin. L'orage va arriver. Mais il sera trop tard. Quand il sera arrosé, l'arroseur sera mort. On entend l'hymne baptiste, chanté à bouche fermée par un choeur américain.
De son fauteuil roulant, James Stewart regarde, à la longue-vue, un homme qui arrose son jardin. Il remarque ses sabots, sa cravate, son canotier. Une femme, derrière, passe en survêtement, devant un banc. James Stewart s'endort. Quand il se réveille, l'homme est mort, le tuyau d'arrosage continue à couler sur son cadavre, il a perdu un sabot qu'on ne voit nulle part. Une paire de ciseaux de dentellière émerge de sa poitrine. James Stewart regarde son propre pied. Il y a un sabot dessus.
Julien, un ancien aviateur de l'escadrille Lafayette, est devenu arroseur. La crise en 1929 l'a précipité dans la misère mais, depuis neuf ans, il arrose de bon coeur. Marcel, un bistrotier de Montparnasse, qui était son mécano en 1917, marche par inadvertance sur le tuyau d'arrosage. Julien regarde, et quand l'eau repart, il est trempé. Il dit : « Bougre de saligaud », en apercevant Marcel, mais lui serre la main et les deux hommes se dirigent vers le Bouillon Duval le plus proche, près de l'écluse, pour partager une assiette de soupe au tapioca.
Tandis qu'un homme seul, dans un jardin, regarde le sol, une grosse boîte à chaussure noire apparaît. Personne ne comprend d'où elle vient. Puis elle disparaît. L'homme se baisse, enlève sa chaussure, la tient par le talon : un jet d'eau puissant en sort. Sur une autre planète, la boîte à chaussure géante apparaît de nouveau. Un homme en combinaison de cosmonaute s'en approche. Il reçoit un jet d'eau. La caméra s'approche. C'est l'homme du début, vieilli. Et mouillé.
Travolta, en survêtement noir, se cure les dents, assis sur les toilettes, une mitrailleuse lourde sur les genoux. Il dit: « Tu sais comment on appelle un arroseur à Madrid ? » Son copain, Eddy Mitchell, qui mange des chips dans la cuisine devant un étudiant en théologie, dit: « Non » et appuie, par hasard, sur le paquet de chips qui explose. L'étudiant, frappé en plein front d'une chips, s'écroule dans un flot de sang. « Merde », dit Eddy Mitchell. On entend Travolta : « On appelle ça un arrosé, à Madrid. » Dans la cuisine, il y a du sang partout.
Auguste, vêtu d'une chemise Belle jardinière en dralon ourlé, aperçoit un type qui se prend pour un arroseur. Il n'a pas vu le film des frères Lumière, il est donc surpris, forcément. La chanteuse d'opéra toscane apparaît, une chaussure à la main, tandis que Travolta regarde couler la soupe au tapioca du tuyau. Il dit : « Le chèvrefeuille aussi, c'est cruel », et on sait que tout ça n'est que du bavardage sous un soleil écrasant. Jean Gabin ajoute: « T'inquiètes pas, on va la nettoyer ta cuisine. » Catherine Deneuve, nue, me sourit et m'attire à elle en tirant doucement sur mon tuyau d'arrosage.