En avoir ou pas
par Barry Gifford ¤
traduction de Julie Hême
Impressions d'Amérique, trois semaines avant les élections.
J.-P.Delhomme
LA première fois de ma vie que j'ai voté pour le candidat d'un grand parti, c'était en 1992. J'ai voté Clinton parce que j'étais sûr qu'on nommerait au moins deux fois la Cour suprême pendant son mandat. S'il y a une chose que je ne voulais pas revoir, c'était l'histoire de Clarence Thomas sous Bush. Le lendemain des élections, un journaliste du San Francisco Examiner m'a appelé pour savoir dans quel état j'étais et où est-ce que je m'apprêtais à aller faire la fête. Je lui répondis que la seule et unique raison de mon vote pour Clinton, c'était la Cour suprême. Je n'étais pas vraiment enthousiaste, ni d'ailleurs particulièrement fier d'avoir élu un démocrate. D'après moi, il n'y a pas de différence fondamentale entre les démocrates et les républicains. Quant à Ross Perot, qui joue les loups solitaires, c'est encore un républicain déguisé.
En 1996, la seule vraie différence que je peux voir entre Dole et Clinton, c'est que Clinton a deux mains valides pour serrer les pinces alors que Dole n'en a qu'une.
Evidemment, Clinton a nommé à deux reprises la Cour suprême pendant son mandat et il peut avoir d'autres occasions de le faire s'il est réélu. C'est un peu cynique, je le reconnais. Mon père a toujours dit que les seuls élus qui comptaient vraiment étaient les locaux, ceux qu'on peut aller voir : les juges, les maires, les membres du Congrès, etc. Tant qu'il ne s'agit pas de politique extérieure domaine presque entièrement régi par notre dépendance vis-à-vis des ressources naturelles des pays étrangers et sur lequel l'individu n'a aucun pouvoir , il vaut mieux surveiller ceux qui ont le plus de chances de changer concrètement notre vie.
Au risque de paraître un peu décalé, je dois dire que ma vision des politiques et de la politique s'illustre assez bien par une conversation que j'ai entendue quand je devais avoir à peu près onze ans. J'étais assis à l'arrière d'une grosse Lincoln jaune conduite par deux associés de mon père : Arturo Priest et Sonny Cicatrice dit « Monsieur gentil ». Nous allions vers le bureau de mon paternel, c'était la fin de l'hiver, il faisait froid et pluvieux sur Chicago. Le chauffage de la Lincoln tournait à fond, et moi, confortablement installé, j'écoutais la conversation des deux hommes.
« Tu sais comment j'ai attrapé ce surnom de Monsieur gentil? », demanda Sonny.
« Non, répondit Priest, comment ça ? »
« Est-ce que tu te souviens de Tommaso Fabregas, dit La brosse? »
« Ouais ! »
« Il était de Tampa, travaillait seul. Quand il a quitté le casino de Paradise Island, aux Bahamas, Big Tony m'a mis sur sa piste. J'avais dix-neuf ans. Jamais tué personne. Je l'ai trouvé à la Nouvelle Orléans, au Roosevelt, suite1515. J'oublierai jamais ça. A Chicago, il avait été conseiller municipal. »
« Oui, ça me dit quelque chose. »
« Il était dans la chambre avec sa femme. Au moment où nos regards se croisent, je lui dis que Big Tony n'attend plus l'argent. Alors qu'est-ce qu'il veut, il me demande ? La brosse est à genoux, moi j'ai des sueurs froides, mon 45 est collé à son front. Il veut tes burnes, je réponds. Tony dit que tu dois les avoir en béton pour avoir fait ce que tu as fait. Tommaso essaye de dealer : il propose la moitié de ce qu'il a raflé quand il était conseiller plus l'argent du casino. Je decline. Alors il dit : Tuez-moi mais ne touchez pas à ma femme. »
« Et elle, qu'est-ce qu'elle fait ? »
« Toujours assise sur le canapé, elle n'a pas ouvert la bouche. »
« Et toi ? »
« Je tire. Une seule fois. La balle pénètre dans son crâne et ressort de l'autre côté. Sa femme ne moufte pas. Je lui tends le couteau que j'ai dans la poche et je lui dis de couper les couilles de son mari. »
« Non ! Et elle le fait ? »
« Elle se penche vers lui, descend son froc ; et tu sais ce qu'elle dit ? »
« Quoi ? »
« Je lui coupe aussi la queue ? »
Arturo Priest manque lâcher le volant : « Non ! »
« Mot pour mot. Alors, je lui dis que les burnes ça suffira. Elle attrape le couteau comme un bistouri. Je lui tends le sac en plastique que j'ai prévu. Elle jette tout dedans et me le rend. Après elle essuie la lame sur la chemise de La brosse, referme bien le couteau et me le tend. Et tu sais ce qu'elle dit ? »
« Quoi encore ? »
« Vous serez gentil, hein ? Elle me dit ça ! Je lui demande de quoi elle parle. Elle me rappelle le voeu de son mari : qu'on ne touche pas à sa femme. Je réponds qu'elle n'a pas de souci à se faire, que ch'uis pas une brute. Elle est sur le point de se relever quand je vise entre ses yeux, comme pour son escroc de mari. Ça je l'ai pas touchée! »
« Monsieur gentil ! »
Sonny Cicatrice rigolait : « Big Tony voulait que je lui ramène des détails en même temps que les burnes du gangster, c'est lui qui m'a collé le surnom. »
« Elle était comment? », demanda Arturo.
« Qui, la femme ? »
« Ouais »
« Rien de spécial, pourquoi ? »
« Je me demandais quel genre de femme peut trancher les couilles de son mec comme ça. »
« Elle aurait dû aussi lui couper la queue. L'occasion n'est pas si fréquente, et elles en rêvent toutes ! Si vraiment j'avais été gentil, je l'aurais laissée faire. »