Stefan Liberski

Art contemporain




La tendance est à la vie

par Stefan Liberski ¤



F. Janin
F. Janin
"Yolande! Ça y est! Je tiens mon concept!
Je vais filmer ma vie! Simplement ma vie!"

JE n'ai pas vu l'exposition Life/Live (La scène artistique au Royaume-Uni en 1996, de nouvelles aventures), et je n'irai pas la voir. Attention! De ma part, il s'agit là d'une démarche, voire d'un concept. Ces notes doivent donc être considérées comme un geste artistique. Bien entendu je suis heureux de l'exposer, sans attendre qu'il s'intègre à tout un travail. Life/Live . « Toute la vie » est-il précisé dans le prospectus. La vie quotidienne, et la vie biologique.

Life / Live : en anglais, cela vous a un petit air démodé très tendance. Une fois n'est pas coutume, traduit en français, le concept a plus de force: Vie/Vie.

Idée d'un concept de performance : représenter les deux organisateurs, cherchant le thème et le titre de leur expo, assis à une table, face-à-face, la tête entre les poings. La scène est éclairée par une ampoule nue ­ (pas d'erreur). Après trente sept minutes d'immobilité et de silence absolus, l'un d'eux relève la tête et, comme s'il s'adressait au plafond, prononce dans un souffle (prévoir un micro) : « Et pourquoi pas la Vie ? Hein ? Tout bêtement la Vie ? » Il repose alors la tête entre ses poings serrés (articulations blanchies, projetées sur écran vidéo), et reprend sa contemplation hypnotique de la table. Quarante cinq minutes plus tard, l'autre lève la tête à son tour, et semblant lui aussi s'adresser au plafond, hurle: « LA VIE ! PAS MAL, LA VIE ! SYMPA ! » Facultatif (une idée de Boris) : entre deux répliques, on pourrait faire passer une ballerine trisomique en grosses bottines, jupette noire, culotte blanche apparente et bonnet d'aviateur. Elle tournoierait, les bras écartés, et ferait avec la bouche des bruits d'avion (fine allusion à l'insularité anglaise, d'après Boris). Pour ma part, je trouve l'idée de la ballerine trisomique démodée. Voire réactionnaire. Mais encore une fois (comme dit Boris) c'est par là même qu'elle redevient intéressante. « Ne pas aller voir Life/Live » est une oeuvre qui entend soutenir, en l'illustrant, une réflexion critique calculée. Elle pose une question: l'art contemporain contemporain est-il enfin passé à l'âge du virtuel? Il semble que l'on pourrait d'ores et déjà faire l'économie de la réalité du spectateur. Ce qui représenterait un immense progrès.

Il est clair qu'on ne gagne rien du tout à se déplacer (matériellement, soi-même, en chair et en os) pour voir une telle exposition. Aller voir est obsolète. Il suffit de savoir. Quoi ? Voyons un peu: l'un des artistes imprime un petit journal. L'autre présente une « installation », comprenant un T-shirt à l'effigie de Che Guevara (sur une table). Un troisième crée une ambiance vidéo, fauteuil et moniteur (à l'occasion, on se voit dedans). Un quatrième collectionne tous les articles de journaux qui ont trait à la vache folle. Un autre encore photographie ses parents (banlieusards, cela va de soi). Un autre (très important celui-là, paraît-il va de soi). Un autre (très important celui-là, paraît-il, d'ailleurs il est mort) sortait en boîte. C'était son geste artistique. Un autre a fait chanter les Voix bulgares devant la mer. Une photo nous en informe. D'autres invitent des artistes qui invitent des artistes, etc. Franchement, est-ce bien la peine de faire la queue aux guichets ? De se fatiguer les jambes dans les travées d'une exposition réelle. D'être tentés d'acheter les deux gros volumes du catalogue, qu'on n'ouvrira jamais? Aujourd'hui ces questions ne peuvent plus ne pas se poser. (On le sent bien: le concept d'exposition réelle a pris un sale coup de vieux).

Life/Live rassemble 107 exposants. Ce sont donc 107 démarches, 107 idées de concepts tous aussi passionnants les uns que les autres, dont les matérialités (très accessoires) vont se bousculer au Musée d'art moderne. Pourquoi ne pas en dresser la liste sur un site d'Internet ? D'autant qu'une liste donnerait immédiatement accès au seul élément poétique de l'art contemporain contemporain: ses noms propres. Ah! Les noms propres de l'art contemporain contemporain ! Certains, dans Life/ Live, sont enchanteurs. Qu'on en juge, pris au hasard: Mat Collishaw, Mona Hatoum, Sioban Liddel, Leigh Bowery, Liam Gillick, Susan Krejzl, Shelagh Wakely, Steve McQueen - il est toujours bon, dans une collection d'artistes contemporains, d'avoir au moins un homonyme, genre David Bowie ou Naomie Campbell ; cela donne l'occasion de conversations suaves avec les blaireaux -, Steven Pipin, David Medalla, Adam Nankervis, Bik, Sam Taylor-Wood, Ian Whittlesca, Ceal Floyer, Paul Bloodgood, Paul Noble, Chris Ofili, Stefan Gec, Cornelia Hesse-Honegger, etc.

Seuls les noms propres racontent encore quelque chose de vrai, d'exceptionnel. Ce sont eux qu'on regarde, qu'on tâche de retenir. Tout bien réfléchi, l'oeuvre d'un artiste d'art contemporain contemporain n'est jamais que le moyen mnémotechnique de retenir son nom. Idée de concept de performance: représenter la secrétaire musée tapant, pour le prospectus, la liste des noms des artistes. La scène est éclairée par une ampoule nue ­ (pas d'erreur). L'organisateur, un dossier à la main, les épelle, légèrement agacé par la lenteur et l'ignorance de la secrétaire. «Ne me dites pas que vous n'avez jamais entendu parler de Leigh Bowery ! »

Bien sûr, entre l'idée que chaque homme est un artiste, et celle que l'artiste est une exception, la tension se fait de jour en jour plus vive. Les listes d'exceptions, on le voit, s'allongent. Alors forcément la machine s'emballe. Elle chauffe, elle se déforme. Cette explosion d'artistes ne relève pas plus d'une quelconque « activité artistique bouillonnante », que des critères élargis de l'oeuvre d'art. Elle relève d'un fait devenu patent : l'art contemporain contemporain relève aujourd'hui de la lutte contre le chômage. Et il y a le même tour de passe-passe à considérer tous ces braves gens comme des artistes qu'il y a à considérer de jeunes stagiaires payés par l'Etat comme de vrais travailleurs. On est obligé aujourd'hui de truquer les chiffres du chômage, comme ceux de l'art.

Autre chose: ne rêvons plus à je ne sais quelle particularité de telle ou telle « scène artistique », qu'elle soit d'Angleterre ou d'ailleurs. Les différences nationales sur ce plan sont à peu près aussi nulles que ce qui distingue un Mac Do' autrichien d'un Mac Do' belge.

Sans faire d'efforts particuliers, j'entends depuis des années s'agiter « ici » les mêmes thèmes que « là-bas ». (Revues, lieu détournés, Che Guevara, collectif, vidéo, trash, mille plateaux, quotidienneté, situ, photos de n'importe quoi, articles de journaux découpés, temporalité, etc.) La pseudo-mission d'information qui justifie des expositions comme Life/Live est une duperie. Elle tend à faire croire qu'il y a de la diversité là où ne règne plus qu'une monoculture atterrante. Cela dit, le concept majeur qui se dégage de l'art contemporain contemporain, son « coup » définitif, c'est la débrouille. C'est d'ailleurs en quoi l'art contemporain officiel reste un tant soit peu sympathique. Ce qui l'anime, c'est une volonté de sortir de la misère. La misère d'être écrasé par le poids du monde, poids mou d'histoire, de signes, d'institutions, de pouvoir, qui jamais sans doute n'a été si

grand. On sait qu'il y a une grande tentation à se laisser écraser par l'énorme édredon des sociétés libérales avancées. Les artistes contemporains contemporains ont au moins, me semble-t-il, la volonté de lutter contre la passivité maso générale. Et ce qui les rend parfois attirants, c'est leur courage à reprendre le fil, fut-ce par un tout petit bout. Un bout accessible. Faire un petit journal, par exemple, créer son propre « quotidien » sur une feuille de chou, cela paraît bien sûr enfantin, dérisoire. Même si le concept, le geste, est nappé du vieux prestige de l'Art (qui roule encore un peu, dirait-on, par inertie). Faire l'artiste contemporain peut donc être une manière respectable de résister à la servitude et au conformisme ambiants. Et, sans les connaître, on est pas loin d'éprouver la même sympathie pour tous les participants de Life/Live que pour les artisans de l'économie informelle des bidonvilles.

A ceci près que nos artistes sont encore plus pathétiques. Leur naïveté est agaçante. « Faire chanter les Voix bulgares devant la mer », c'est à peine l'idée d'un plan dans un film. C'est au mieux l'idée d'une pub. « Et comme toujours pour les "bonnes idées" en pub : ce sont toujours de vieilles idées recyclées. »

Mais soit. En général, ils sont plutôt gentils les artistes. Même s'ils sont parfois exaspérants de prétention et de sérieux, ils se rangent plutôt du côté des Bons. Après tout, mieux vaut faire ce qu'ils font que des fusils. Boris me souffle que « faire des fusils » pourrait être une démarche artistique assez décapante. Une sorte de Flower Power inversé.

Idée de concept de bande vidéo. Un jeune homme (une jeune femme serait peut-être plus vendeur) sort de sa piaule pour aller acheter des pâtes, deux tranches de jambon, 100 grammes de râpé, une banane et une Badoit. Il revient chez lui. Sur le palier, avant d'ouvrir, il s'immobilise un instant. N'a-t-il pas perçu la sonnerie du téléphone ? On entend, très amplifiés, les battements de son coeur. Il entre. La petite lampe du répondeur ne clignote pas. Personne n'a appelé. La séquence reprend, montée en boucle. Cette bande vidéo durerait des jours, des jours et des jours. (de manière à ce que l'on sente bien le passage du temps). Aujourd'hui on ferait n'importe quoi pour être dans un coup, n'est-ce pas ? Même de l'art contemporain contemporain.

Boris a de la chance de connaître Baudouin-Timothy Zwaelens. Ils habitent tous deux le même quartier. Baudouin-Timothy, qui a vingt trois ans, occupe un poste important dans le département New & Prospective Products d'une grande banque américaine. Il s'agit bien sûr d'un concept, d'un geste artistique. Seuls Boris et moi sommes au courant de sa démarche. C'est la beauté du truc, comme dit Boris. Certains matins, lorsqu'ils se croisent, Boris sur le trottoir, Baudouin-Timothy dans sa BMW noire, engoncé dans sa chemise bleue à col blanc, corseté dans son costume Gianni Versace, les deux hommes échangent un sourire furtif. Ils savent qu'ils sont les seuls à savoir. Puis Baudouin-Timothy démarre en trombe, les yeux mi-clos vissés sur l'horizon . « Ce sont là, dit Boris, des instants d'intense émotion esthétique. » Comme je le comprends ! Un jour Boris, prenant son courage à deux mains, lui a posé la question qui le démangeait.
« Mais quand donc exposerez-vous, maître ?
­ Je ne suis pas encore prêt, a-t-il répondu. »

Quelle humilité! Quelle leçon! Baudouin-Timothy Zwaelens prépare actuellement une OPA sur un grand groupe industriel canadien. C'est bien sûr un concept, un geste artistique. Ce jour-là, peut-être, dévoilera-t-il au monde sa véritable nature. Espérons-le, pour l'amour de l'Art. J'ai bien envie de lui acheter une pièce ou l'autre avant qu'il ne devienne tout à fait inabordable. Cela ferait, mon Dieu, une petite poire pour la soif. Trouver une citation de Deleuze.


¤ Journaliste - écrivain
Dernier ouvrage paru :
G.S. écrivain tout simplement, Albin Michel.


Contacts© Le Chroniqueur, n°1, Octobre 1996, Paris.