Société


Dans ma banlieue


Dans ma banlieue, à l'est de Paris, les urbanistes ont créé (à notre intention mais pas uniquement) un très bel ensemble d'autoroutes avec une multitude de bretelles d'accès pour la commodité de l' usager. Ce réseau doit avoir beaucoup d'allure lorsqu'on le survole. La plupart des riverains n'en ont que rarement l'occasion et certains jamais: ils se plaisent cependant à contempler les voitures et les poids-lourds qui y roulent et les avions qui leur font parfois lever la tête. Le gris des fuselages rappelle celui du bitume et c'est un réconfort pour les yeux et l'esprit d'harmonie propre à chacun.


Banlieue
par Pierre d'Ovidio




Il existe donc, pas très loin de mon quartier, une autoroute perchée pour enjamber la Seine. On a eu l'idée, très astucieuse, de peindre les piles et les parapets en rose qui tire sur le mauve (ou l'inverse) et on peut donc voir cet ouvrage de loin ce qui est pratique pour l'automobiliste qui pourrait s'égarer sans cette précaution bien utile. Pour emprunter cette autoroute une bretelle part du pied de centrales thermiques rangées en bordure de Seine qui élèvent haut dans le ciel leurs cheminées et elle fait un coude pour la rejoindre; entre bretelle et pont il y a un espace libre de toute construction où des bohémiens ont établi leur campement au milieu de détritus, d'encombrants -"monstres" oubliés de préférence la nuit. Des enfants hirsutes profitent du dernier feu avant la bretelle pour proposer de mettre un coup sur le pare-brise. Ce feu est long et l'oeil a tout le temps d'enregistrer les gamins, les seaux, les éponges, le campement et les matelas, tapis usagés, bouts de ferraille, etc...qui ont trouvé refuge contre une pile du pont. Une affiche a longtemps dominé cet espace à la dérive, elle montrait une femme magnifique, éclatante de beauté, qui suggérait à son mari, curieusement à mi-bottes en train de pécher dans une rivière, de lui offrir une parure ( une rivière?) de diamants pour célébrer un évènement non communiqué au spectateur. L'effet était tout à fait rafraîchissant, malheureusement invisible des automobilistes qui filaient là-haut, ignorants du coup d'éponge et de l'affiche. Les raisons des annonceurs sont mystérieuses mais la banlieue sait aussi s'organiser des spectacles aussi étranges que la mort d'une centrale thermique.
J'ai assisté aux tous derniers instants...
- Ca devrait se passer à 14 heures 07 précises. Maintenant c'est confirmé.
Le visage du policier en faction au bout de ma rue s'éclaire d'un sourire satisfait. Une voisine, vieille querelleuse, blague. Avec le temps qu'il fait, "il" aurait dû prendre sa pèlerine. L'âge de la voisine explique cette distraction. Il est loin le temps où les policiers portaient ce genre de vêtements et ils ressemblent maintenant beaucoup aux flics des feuilletons américains. Elle doit également être en retard d'un feuilleton...
Le préposé à l'ordre public accompagne d'un geste vague une phrase confuse où il est question du beau temps trompeur de la matinée. Ils rient tous deux de ce bon tour météorologique, rassurés par ce caprice de la nature qui les remet à leur place.
Tout a commencé il y a deux jours. En évidence sur les pare-brises des voitures stationnées dans la rue, une feuille rose nous informait qu'en raison de la destruction de la centrale Arrighi, située de l'autre côté de la Seine, la circulation sur le quai,, dans ma rue et les rues adjacentes, serait interdite. Un additif précisait que l'interdiction épargnait les riverains. Je m'en réjouissais... Dans l'ignorance de l'heure exacte de l' évènement, je consultais ma montre fébrilement. N'y tenant décidément plus, je suis allé m'en enquérir auprès du policier rougeaud en conversation avec la voisine querelleuse. Dans le coin nous la baptisons "la pipelette". Lorsqu'elle n'est pas dans notre coin.
Je suis rentré rassuré, j'avais le temps de me munir d'un stylo-plume efficace et d'un calepin pour rendre compte de cette fin annoncée si prochaine. J'éprouve toujours quelques regrets lorsqu'un bâtiment industriel disparaît dans mon secteur. Ce n'est pas que les centrales y fassent défaut: j'ai, face à moi, sur l'autre rive, une immense centrale bleue, construite au début des années soixante qui mugit volontiers de grands pets de vapeur d'eau, en hiver et nuitamment, façon pour elle de faire ses coups en douce, en catimini. Elle ne trompe personne! Nous, les riverains, ceux qui peuvent par maigre compensation encore circuler aujourd'hui, sommes réveillés par un vacarme qui nous évoquait l'apocalypse avant la récente guerre du Golfe, qui nous a rappelé la centrale s'énervant. J'ai beaucoup de respect pour ceux qui savent se manifester si haut et si fort, et un peu de rancune aussi! Tout cela me fait penser à ces gagneurs dont les médias nous rebattent les oreilles.
Ce n'est pas encore le tour de ma centrale, mais d'une plus lointaine, superbe, construite dans l'entre-deux guerres, qui avale également le charbon pour le transformer en électricité.
Sur le quai, anormalement silencieux, je me mêle au flot grossissant des curieux qui affluent et je remarque que nous longeons tous le trottoir, sans oser nous aventurer franchement sur la chaussée qui nous est, par exception, livrée. L'habitude. Peut-être aussi la certitude que le piéton doit toujours se garder des plus rapides, des plus massifs et plus bruyants qui y circulent d'ordinaire. Toujours cette histoire de gagneurs qui nous hante tous.
Initialement, je pensais stationner face à la centrale Arrighi afin d'être, pour une fois, au coeur de l'évènement mais j'aperçois Jean-Pierre et Monsieur Léon, deux voisins, postés dans une encoignure, entre deux pavillons tristes aux volets uniformément clos. Monsieur Léon, aujourd'hui retraité, a travaillé dans les centrales thermiques à mettre au point des "machines". Un homme précieux dans la circonstance qui saura me tuyauter sur le dessous des cartes. Nous voyons encore pour une grosse demi-heure, le bâtiment en briques rouges surmonté de cinq cheminées qui s'élèvent dans un ciel d'un gris de circonstance. Monsieur Léon nous guide dans une chronologie détaillant la construction.
- Vous voyez, il y a deux parties: la première, la principale, a été construite dans les années trente et l'autre, à gauche, après la guerre, fin cinquante, ou début, je ne sais plus.
Nous voyons longuement. Il faut connaître! Vues de loin, comme nous le sommes malgré tout, rien ne semble distinguer ces deux parties, également de briques et dotées de vitrages tout en hauteur, mais monsieur Léon ne nous laisse pas longtemps ruminer notre ignorance et il reprend fièrement :
- J'ai monté deux machines américaines, des cinquante mégawatts, énormes, les plus grosses machines que j'ai vues dans ma vie! Monsieur Léon sourit, orgueilleux, en nous toisant. Nous le regardons avec le respect qu'on doit à un homme qui sait monter des machines énormes (50 MEGA-WATTS??!!).
- Toute ma vie j'ai travaillé dans les centrales, encore maintenant vous pouvez parler de Léon à l'E.D.F, tout le monde connait!
Nous en sommes convaincus, d'autant que certains employés de cette firme qui forment une grosse minorité de la foule des curieux, se détachent du flot qui continue de remonter le quai pour venir le saluer et échanger quelques mots aimables. Nous n'avions pas besoin de cette preuve, elle nous conforte cependant dans l'idée que nous sommes des veinards d'assister à la mise à mort en sa compagnie.
- ...il arrivait aussi qu'il y ait des accidents au montage. En Normandie, la même centrale a explosé! Ca a projeté des débris jusqu' à cinq kilomètres à la ronde! (Une fameuse ronde, en effet!).
Tenez, il y avait même un facteur qui circulait à bicyclette, de l'autre côté de la Seine, il s'est cassé la gueule. Quand on l'a relevé, on lui a demandé s'il avait eu peur. Mais non, il avait cru qu'une pédale s'était subitement cassé, et c'était un morceau de turbine qui l'avait fracassée!
Nous nous amusons de cet épisode cocasse et chanceux pour le paisible facteur jusqu'à ce que j'interroge monsieur, Léon sur les bateaux mouches qui font des ronds dans l'eau d'un secteur qui leur est inhabituel: un paysage de banlieue pavillonnaire et d'usines diverses attire rarement les touristes.
- Ce sont les anciens de la centrale. Ils sont revenus pour l'occasion.
Je n'ose pas demander pourquoi lui, monsieur Léon, bien connu à l'E.D.F, ne participe pas à l'excursion. Peut-être a-t-il été oublié en raison de sa trop grande notoriété ?
Des femmes nous dépassent, certaines, pas les plus jeunes, habillées en mini, tâchent de s'envelopper dans des imperméables légers pou résister au vent qui balaie la Seine et le quai. Des enfants à vélo foncent en braillant au milieu de la chaussée, heureux de s'affranchir pour l'occasion des trottoirs ou des caniveaux qui leurs sont réservés. Il va être deux heures moins dix et c'est maintenant une longue procession heurtée, porteuse d'appareils photos, qui remonte le quai. Des cadres de l'E.D.F suivent, entassés dans de grosses voitures officielles grises. Eux ne marchent pas. Juste face à nous, quatre énormes canalisations, (rien malgré tout, comparées aux machines américaines de monsieur Léon), plongent dans la Seine. Elles servent au refroidissement de notre centrale.
- Elles pompent tout le débit de la Seine, avertit notre guide; l'eau est rejetée plus loin.
Et il faut faire attention à la température! Elle ne doit pas trop monter! Enfin, les écologistes ne viennent pas manifester jusqu'ici! Ils restent à Paris! Vous savez que cette usine sert à chauffer tout Paris ?
Je me hasarde à citer les ministères, les administrations...
- Pas seulement! Vous saviez que l'Opéra était chauffé par la centrale ?!
Je ne savais pas. Voila un autre atout sérieux pour notre centrale: elle chauffe l'Opéra, et monsieur Léon était également honorablement connu à l'Opéra! Je hasarde "le palais Garnier ?", mais notre expert ne l'entend pas de cette oreille et insiste: "l'Opéra", tout court!
Une femme plantureuse passe, boudinée dans une grosse robe à fleurs; elle est en perdition, en queue de peloton. Tout à coup, des fumées s'élèvent des cheminées de la centrale Arrighi, elles redescendent malheureusement très vite, nimbant le bâtiment d'un brouillard entêtant.
- Ce sont des fumigènes, nous informe monsieur Léon. Pour rappeler..
Il n'achève pas sa phrase, nous avons compris.
Nous regardons le brouillard se dissiper alors que notre guide explique la nourriture de notre centrale, du charbon, en provenance de Pologne et d'Amérique -comme les fameuses machines-, des tonnes et des tonnes de charbon, des trains entiers. Ou des péniches, c'est selon.
A deux heures précises notre centrale reprend ses vieilles colères. Elle lance quelques sifflements de vapeur, des sifflets rapides, heurtés, suivis d'appels prolongés, plus lents et, me semble-t-il, nostalgiques. Sons de corne de brume de paquebots en perdition...
L'ultime hommage semble troubler monsieur Léon qui demeure silencieux. Nous nous recueillons à l'unisson. Une vois nasillarde retentit, entamant le décompte, elle provient du fleuve et énumère un compte à rebours jusqu'au zéro fatidique.
Des explosions se succèdent, une dizaine peut-être. Tout va très vite. Trois des cinq cheminées vacillent dans le ciel et s'effondrent en même temps que les parois de briques et de verre dans un bruit sourd. Un immense nuage de débris, de poussières, un nuage très foncé, presque noir, s'élève et se dirige vers nous en traversant la Seine majestueusement. Une bourrasque accélère sa progression. La foule reflue, se met à courir, à la limite de la panique, fuyant son avance. Nous avons décidé de rester et de nous protéger des particules noires en nous accroupissant le long d'un muret. De l'autre côté de la chaussée, un policier s'abrite derrière un platane, la tête retombant sur la poitrine.
Le nuage de particules industrielles chasse devant lui un troupeau d'attardés. Toujours accroupis, nous disons notre déception. Finalement, les explosions n'étaient pas si prodigieuses et l' écroulement si bref!...par contre le nuage atomique a plus d'allure. Les gens progressent en portant un mouchoir sur la bouche et le nez; beaucoup pleurent en marchant. Monsieur Léon, qui pensait s'enfuir, revient vers nous en pleurant également.
- C'est idiot! Le vent pousse vers Paris, il vaut mieux rester sur place.
En attendant que les dernières poussières soient chassées, monsieur Léon nous parle de l'Alfortville d'antan. Il s'est installé en cinquante. Il y avait peu de voitures, peu de camions sur le quai, "sinon, je ne me serais jamais fixé ici".
- Tout autour, il y avait des champs et des fermes. Là où vous habitez la fille avait épousé un fermier du bout de la rue. Là où il y a les entrepôts maintenant. On allait y chercher le lait et la crème...
Il savoure notre incrédulité avant de reprendre :
- Et derrière votre maison (il s'adresse à moi), il y avait une rue, la rue Springer; une rue juste derrière chez vous. C'est là qu'on garait les chars à boeufs qui apportaient les pulpes de betteraves vers la Seine. On les chargeait sur des péniches.
C'était la campagne avant! Vous auriez du voir ça!
Je suis bien d'accord. Derrière chez nous (comme dans la chanson) il y a maintenant un collège. Le collège Léon Blum, un bien beau nom pour un bâtiment moderne, sans intérêt particulier. J'entends les cris des élèves pendant les récréations lorsqu'ils tapent dans un quelconque ballon. Je ne sais pas si les mugissements des boeufs en cortège auraient conservé leur charme. A la longue...
Nous repartons en pleurant un peu. Un moment bien émouvant pour notre banlieue.



Pierre d'Ovidio





Contacts© Le Chroniqueur, N°0, Septembre 1996, Paris.