Portrait


Martin Veyron est un personnage intéressant. S'il survit à la dictature du «politiquement correct», son parcours pourra servir à en illustrer les méfaits. Il passera, à juste titre, pour un résistant de la première heure. C'est, au départ, un auteur reconnu de bandes dessinées. Dans ses albums, qui firent Florès au cours des années 80, il se moque des bourgeois, cadres en costume, jeunes femmes libérées, créateurs cyniques. C'est un monde qu'il connaît bien. Il en parle avec une distance raisonnable et une dose louable de causticité. Son héros favori, Bernard Lermite, est blond et joufflu. Il séduit les femmes par sa fragilité et s'enfuit par les fenêtres lorsque cela devient trop sérieux.

Martin Veyron
par Bertrand de Saint Vincent



Pendant près d'une décennie, Martin Veyron fut à la mode. On disait du bien de lui dans les salons de la rive gauche. On lui trouvait de l'humour et de l'audace. Il passait pour moderne. Ses derniers albums, délicatement érotiques, en firent l'une des vedettes des quadras branchés. Puis il devint le dessinateur attitré du quotidien «Info-Matin». C'était un poste de responsabilité. Chaque jour, il illustrait en dernière page, l'actualité.

Martin Veyron
Photo Ulf Andersen

Le 1er décembre 1994, alors que pour la première fois, les télévisions françaises imposaient un programme unique en faveur de la lutte contre le sida, Veyron fit un croquis intitulé : «Politiquement incorrect». On y voyait trois spécialistes de la maladie devisant entre eux.
Le premier disait : «Avec un bon budget, on va le trouver, ce vaccin !».
Le second ajoutait : «oui, mais pour le moment, on perd les pédales».
Alors, la troisième s'affolait : «combien de fois faudra-t-il dire que cela concerne tout le monde ?». Quarante-huit heures plus tard, Martin Veyron était licencié. Il avait dit tout haut ce qu'un an plus tard le président d'Act-Up lui-même clamerait : le sida frappe, lourdement, les milieux homosexuels. André Rousselet, directeur d'Info-Matin considéra que c'était une faute grave. Martin Veyron fut qualifié d'artisan de mauvais goût.

Ses amis de la veille se détournèrent de 1ui. On murmura qu'il avait sombré dans le fascisme. Certains, nostalgiques du Moscou des années 30, le poussèrent à faire ses excuses, son auto-critique. Martin Veyron resta silencieux. Il n'en revenait pas de tout ce tapage. Jusqu'à présent, il s'était cru plutôt de gauche (donc du bon côté) et ne s'était jamais senti homophobe. Il découvrait le parfum, nauséabond, de la chasse aux sorcières : «Du jour au lendemain, dira-t-il, j'étais pratiquement devenu un paria».
Il fut défendu par quelques rares esprits libres, dont Delfeil de Ton, irremplaçable sentinelle libertaire du «Nouvel Observateur». Les journalistes d'«Info-Matin» prirent position en sa faveur ; «Libération» lui offrit une place dans son supplément magazine (aujourd'hui interrompu). Mais dans l'ensemble, la mobilisation en sa faveur fut inexistante. La peur règnait dans les esprits conformistes.
De plus, André Rousselet, ami du président, était de gauche. On ne saurait, sans précaution -et sans risquer de faire le jeu de l'opposition- mettre en doute la bonne foi d'un humaniste proclamé. S'il avait été de droite, dirigeant un grand quotidien conservateur, les choses auraient été un brin différentes.

Martin Veyron fut sauvé du lynchage médiatique par la réaction du mouvement «Act-Up». L'association de défense des malades du sida protesta contre 1a sanction prise à son encontre, l'estimant «injuste et bête». Il ne fut pas pour autant réintégré par Rousselet.
L'ancienne coqueluche des milieux branchés connut sinon la solitude, du moins une certaine amertume. Sans s'en apercevoir, il était devenu un marginal : Hétérosexuel, blanc, marié et père de deux enfants. «N'en soufflez pas mot, dit-il, ou vous allez me faire passer pour un bien-pensant, un traditionnaliste!». Il ricane. Mais les barreaux qu'on a élevé autour de lui lui sont insupportables. Il voudrait être libre. C'est un individualiste qui se méfie des mouvements de groupes, qui ressemblent trop aux mouvements de troupes. Il n'affiche pas au revers de sa veste le label rouge du sida ; il ne porte pas de boucle d'oreille : «J'ai toujours pensé que cela faisait mauvais genre».
Il habite dans le seizième arrondissement, réputé conservateur : «Oui, corrige-t-il, mais le seizième pauvre». Piètre défense. Il est né à Dax, mais se sent peu d'attaches provinciales. C'est un bon point. Il a reçu une éducation religieuse, mais déclare ne plus croire en Dieu. C'est un atout. Il le regrette, c'est un frein à sa libération. De plus, comme le soulignait Delfeil de Ton, on ne l'entend pas souvent ridiculiser le pape.Comment explique-t-il cette omission suspecte ?
«Je trouve cela trop facile. C'est un lieu commun. Je l'aurai bien fait, mais sous l'Inquisition. Aujourd'hui, je m'étonne de voir ceux qui s'en prennent à la religion se contenter de cette cible. J'aimerais les voir se moquer de tous les calotins, sans exception».

Dans ses bandes dessinées, Martin Veyron n'a pas mis en scène de drames sociaux ni de jeunes des banlieues. Comment ose-t-il ? «Je ne les connais pas. C'est comme les cow-boys, je n'en mets pas non plus». Il refuse d'admirer les jeunes : «j'étais con à 17 ans, je ne vois pas pourquoi aujourd'hui ils ne le seraient pas». En plus il est grossier.
Dans un dîner, il est arrivé à Martin Veyron d'affirmer que certains chômeurs étaient des fainéants. Devant moi, il maintient : «Prétendre qu'ils le sont tous est une saloperie. Dire qu'aucun ne l'est est une connerie». Il avoue qu'il aurait fort bien pu pratiquer le harcèlement sexuel, siffler une fille ou regarder ses jambes, s'il avait été moins timide. Il raconte cette anecdote, déplaisante pour l'ordre moral : «Je connais un ancien soixante-huitard qui a fait repeindre son appartement, de type bourgeois, par d'anciens CRS. Et en plus au noir».

Accusé de tendances réactionnaires, il nie à peine : «Je me pose sans arrêt la question. Au sens étymologique du mot, je le suis sûrement. Mais je ne me sens pas réac du tout. Ce que j'aime, c'est réagir à la nouveauté. De plus, en dénonçant le politiquement correct, cette non-pensée qui laisse la place aux idées simplificatrices, je m'oppose aus extrémismes».

Martin Veyron est un auteur à surveiller. Il vient de publier son premier roman. Je tiens son adresse à la disposition de la police de la pensée, la seule dont les bavures ne choquent pas les moralistes contemporains.



Bertrand de Saint Vincent





Contacts© Le Chroniqueur, N°0, Septembre 1996, Paris.